La guerre en Ukraine a relancé la concurrence entre les deux puissances spatiales, avec une multiplication, ces derniers mois, d’actes hostiles de la part de Moscou.
Par Elise Vincent, Le Monde
Alors que les forces russes ne cessent de grappiller du terrain sur le front ukrainien, il est un autre domaine sur lequel Moscou semble miser, depuis plusieurs mois, pour tenter de déstabiliser Washington, principal allié militaire de Kiev : l’espace. Dans ce domaine-clé, les tensions s’accumulent. Dernier épisode en date, la révélation, mercredi 22 mai, du déploiement d’une « arme spatiale » russe « sur la même orbite qu’un satellite du gouvernement américain », par le porte-parole du Pentagone, le général Pat Ryder, qui s’exprimait lors d’une conférence de presse.
« La Russie a lancé en orbite terrestre basse un satellite que nous estimons être une arme spatiale capable d’attaquer d’autres satellites en orbite terrestre basse », a ainsi déclaré le général Ryder. Le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov, a refusé de commenter ces accusations et s’est contenté de déclarer que la Russie agissait « en parfaite conformité avec le droit international ». Elles sont révélatrices, aux yeux des experts, d’une compétition ravivée entre Moscou et Washington dans le domaine du spatial militaire.
« Ces dernières années, dans les réunions entre responsables militaires de l’espace, la Chine était la principale préoccupation. La Russie apparaissait comme un peu dépassée », explique le général Michel Friedling, premier commandant de l’espace de la France, entre 2019 et 2022. « Mais il y a, depuis, un retour en force de Moscou, qui semble accentuer ses efforts encore aujourd’hui », reprend le général Friedling, auteur d’un livre sur les menaces et défis de la nouvelle ère spatiale (Commandant de l’espace, Bouquins, 2023) et fondateur de Look Up Space, une start-up spécialisée dans la surveillance des débris spatiaux et la sécurité des satellites en orbite.
« Jeu du chat et de la souris »
Moscou maîtrise l’essentiel des savoir-faire concernant les armes antisatellites depuis les années 1960-1970, quand la rivalité avec Washington dans l’espace était à son apogée. Avec la chute de l’Union soviétique, ces programmes ont été mis en sommeil. Or, depuis 2014, année de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre dans le Donbass, la Russie les a réactivés et a multiplié les développements d’armes antisatellites. Longtemps infructueuses, ces initiatives ont fini par regagner en crédibilité au tournant de l’année 2019-2020 et, depuis, il y a un constant « jeu du chat et de la souris » avec les Etats-Unis, selon le général Friedling.
En décembre 2019, Moscou a ainsi déclenché une première alerte, pour Washington, en réussissant le lancement d’un satellite baptisé « Cosmos 2543 », capable de libérer, une fois dans l’espace, deux autres petits satellites, sortes de « poupées russes » satellitaires, comme les ont baptisés les experts. Cette initiative contrevient aux règles d’usage du domaine spatial où, pour éviter que des objets ne se percutent, chaque Etat immatricule au préalable, auprès du secrétariat général des Nations unies, tout objet qu’il compte placer en orbite. Quelques mois plus tard, en juin 2020, ce même Cosmos 2543 a été jusqu’à s’exercer au lancement d’une « torpille » spatiale, selon le Pentagone, alors que les tirs antisatellites ont traditionnellement lieu du sol.
Moscou a franchi un nouveau seuil d’agressivité au tournant de 2021-2022. En novembre 2021, trois mois avant l’invasion de l’Ukraine, en février 2022, la Russie s’est livrée – comme elle pouvait le faire dans les années 1960 – à un spectaculaire tir antisatellite contre l’un de ses vieux appareils, une manœuvre qui a engendré d’importants débris. Cette démonstration de force a été suivie, en août 2022, d’une première pour la Russie : la mise en orbite d’un satellite « inspecteur », à des fins d’espionnage, directement sur la trajectoire qu’un satellite de surveillance américain de dernière génération (USA 326), lancé, lui, les jours précédant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine.
Brouillage des usages
La dénonciation publique, mercredi, par le Pentagone, de l’installation d’un satellite russe capable à la fois d’espionner et d’attaquer, sur la même orbite qu’un satellite américain, marque une nouvelle étape. Selon Washington, ce satellite de type Cosmos 2576 a été lancé dans l’espace, le 16 mai, au moyen d’une fusée Soyouz ayant décollé de la base de Plessetsk, située à 800 kilomètres au nord de Moscou. Cette manœuvre inédite s’est accompagnée du déploiement de neuf autres satellites de surveillance « civils ». Un brouillage des usages dont les Etats-Unis sont coutumiers, mais pas la Russie. Cette opération est considérée par certains analystes comme un pied de nez au double usage, civil et militaire, de la constellation Starlink du milliardaire américain Elon Musk, très utilisée par les Ukrainiens.
Ces tensions coïncident avec une autre bataille, plus ancienne celle-là, dans le domaine de la régulation de l’espace, dont un énième épisode vient d’avoir lieu. Le conseil de sécurité de l’ONU a en effet rejeté, le 20 mai, un projet de résolution russe contre la « militarisation de l’espace ». Fin avril, c’est la Russie qui avait mis son veto à un autre projet de résolution, promu, lui, par les Etats-Unis et le Japon, appelant à « ne pas mettre au point d’armes nucléaires ou d’autres types d’armes de destruction massive » dans l’espace extra-atmosphérique. Cette séquence est intervenue après que la Maison Blanche s’est publiquement inquiétée, en février, d’un projet de développement d’une arme spatiale russe pouvant, par l’intermédiaire de radiations d’origine nucléaire, mettre hors d’usage des satellites américains.
« Dans le domaine spatial, il est très difficile aujourd’hui d’établir avec certitude les capacités des uns et des autres, mais une chose est sûre, il y a de l’hypocrisie des deux côtés », décrypte Isabelle SourbèsVerger, géographe et directrice de recherche au CNRS sur les questions spatiales. Depuis la course à l’espace des années 1960, les Etats-Unis ont en effet acquis la supériorité technologique dans ce domaine et sont à l’origine de la « majorité de l’activité » qui s’y exerce, que ce soit à des fins militaires ou civiles, rappelle la chercheuse. Les Américains maîtrisent notamment la technique des tirs antisatellites depuis 1959 et en ont fait la dernière démonstration en 2008.
Compétition très démonstrative
C’est aussi pour développer des « projets de type offensifs » dans l’espace – jamais détaillés – que les Etats-Unis se sont retirés, entre autres, en 2002, du traité ABM (relatif à la limitation des systèmes destinés à contrer les missiles balistiques intercontinentaux), comme le rappelle la capitaine Béatrice Hainaut, autrice d’une note fouillée, en novembre 2023, sur « l’établissement de normes de comportement dans l’espace », pour le compte de l’Institut de recherche stratégique de l’école militaire, à Paris. A partir de la première guerre du Golfe (19901991), les stratèges américains sont en effet convenus que la maîtrise des opérations militaires au sol passait par l’espace.
« Depuis cette époque, les Etats-Unis ont considéré qu’ils ne voulaient pas être vulnérables et qu’il leur fallait le contrôle de l’espace pour se poser en garant de la paix, explique Mme Sourbès-Verger, autrice de Géopolitique du monde spatial (Eyrolles, 2023). A ce titre, ils défendent une régulation de l’espace uniquement par des “normes” de comportement non contraignantes, ce que conteste la Russie – soutenue par la Chine –, qui estime de son côté être sous la menace américaine. Moscou et Pékin se sont donc mis à investir dans le secteur spatial et à pousser à l’adoption d’un véritable traité de régulation de l’espace, juridiquement contraignant, tout en défiant périodiquement Washington. La guerre hybride existe aussi dans l’espace. »
Selon les estimations les plus courantes, le budget consacré au spatial militaire aux Etats-Unis, en 2024, est au minimum de 40 milliards de dollars (37 milliards d’euros), tandis que celui de la Russie tourne seulement autour de 2,5 milliards de dollars et celui de la Chine de 7 milliards de dollars. « La guerre dans l’espace coûte cher, et la Russie et la Chine ne rattraperont pas les Etats-Unis avant de nombreuses années. Mais les tensions d’aujourd’hui montrent que Moscou, notamment, a tout intérêt à cette compétition très démonstrative dans l’espace avec Washington, car cela lui donne une image de puissance extraordinaire », souligne Mme Sourbès-Verger.
Dans le même esprit de rivalité, à l’été 2023, le directeur de l’agence spatiale russe, Roscosmos, est ostensiblement allé démarcher l’Algérie et l’Egypte (l’Agence spatiale africaine, constituée de cinquante-cinq pays, siège au Caire) afin de leur proposer de rejoindre le projet de station orbitale russe. Cette initiative vise clairement, après des accords en matière spatiale signés ces dernières années avec le Mali, le Nigeria ou encore l’Angola, « à étendre l’influence de la Russie dans le Sud », selon une note publiée, en janvier, par le Centre d’études stratégiques aérospatiales, rattaché à l’armée de l’air et de l’espace française.