L’ÉDITORIAL DE LUC DE BAROCHEZ. La prise d'Alep révèle l’affaiblissement de l’axe russo-iranien, que le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, cherche à exploiter.
LE POINT
Un choc géopolitique engendre parfois des conséquences imprévues, bien loin de son point d'impact. Cette loi se vérifie avec le réveil de la guerre civile syrienne. La conquête spectaculaire d'Alep par les rebelles soutenus par la Turquie menace tout le « croissant chiite » qui va de Téhéran à Beyrouth, fait vaciller le régime de Damas et place l'axe russo-iranien sur la défensive.
La relance des hostilités entre l'insurrection islamiste et le tyran Bacharel-Assad, après quatre ans de calme relatif, est un effet inattendu du pogrom géant perpétré par le Hamas le 7 octobre 2023. La riposte dévastatrice de Tsahal contre les forces pro-iraniennes dans la région, le Hezbollah libanais notamment, a affaibli les soutiens d'Assad à tel point que les rebelles ont pu reprendre l'avantage. Ils se sont emparés de la deuxième ville de Syrie en un éclair, le 29 novembre, alors que l'armée régulière, appuyée par le Hezbollah, les gardiens de la Révolution iraniens et l'aviation russe, avait mis quatre ans à les en chasser après qu'ils s'y furent retranchés, en 2012.
La Syrie est la mauvaise conscience de l'Occident, le pays où lesimalnommé «Printemps arabe» de 2011 a le plus mal tourné. La guerre civile y a fait au bas mot 350000 morts et a suscité une vague de réfugiés dont l'afflux en Europe n'est pas étranger à l'essor de l'extrême droite. L'indifférence de Barack Obama - suivi par David Cameron et François Hollande, qui renia ses promesses et refusa d'intervenir en 2013 contre le régime qui massacrait son peuple au gaz sarin, a laissé le champ libre aux djihadistes. Les musulmans européens fanatiques qui rejoignirent le califat proclamé par l'Etat islamique fomentèrent nombre d'attentats meurtriers en Syrie et ailleurs, et notamment celui du Bataclan, en novembre 2015, à Paris.
Le fiasco syrien a marqué une étape décisive dans la fin du « moment américain» qui avait suivi la chute de l'Union soviétique. Tirant les leçons de l'inaction de Washington, Vladimir Poutine s'est senti encouragé non seulement à intervenir en Syrie aux côtés d'Assad, mais aussi à agresser son voisin ukrainien en 2014, ouvrant la voie au conflit qui ravage l'Ukraine.
La Syrie a été le point de confluence de l'impérialisme iranien en direction de la Méditerranée et de la descente russe vers les « mers chaudes», C'est là que s'est formé l'axe Moscou-Téhéran, qui est à l'œuvre contre l'Ukraine en même temps qu'il épaule Assad à Damas. Et c'est toujours en Syrie que les Occidentaux ont utilisé les Kurdes pour combattre l'État islamique, avant de les laisser tomber dès que l'organisation terroriste a été en grande partic terrassée. Le dirigeant turc, Recep Tayyip Erdogan, cherche à exploiter l'affaiblissement de l'axe irano-russe à son avantage.
Probablement encouragé par le cessez le-feu conclu entre Israël et le Hezbollah, qui lui épargne d'apparaître comme l'auteur d'un «coup de poignard de dos», contre la formation chiite libanaise, il a donné son feu vert à l'offensive des milices islamistes, qui ne contrôlaient plus ces dernières années que la région d'Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie, près de la frontière turque. L'autocrate d'Ankara entend forcer son homologue de Damas à négocier un arrangement qui lui permettrait d'expulser vers la Syrie bon nombre de réfugiés syriens, dont la présence est de plus en plus mal vécue en Turquie. Il entend aussi avoir les mains libres pour attaquer les Kurdes et les repousser loin vers l'est.
La période de transition politique à Washington a accentué l'instabilité dans de nombreuses régions du monde en raison de l'incertitude qui règne sur les intentions réelles de Donald Trump. En Syrie, les forces américaines maintiennent encore un petit millier d'hommes dans le nord-est du pays sous contrôle kurde, mais la possibilité de leur retrait total, évoquée ces derniers jours par des proches du président élu, a contribué à échauffer les esprits.
On ne sait pas encore jusqu'où iront les insurgés syriens dans leur offensive, qui ne vise rien de moins que la prise du pouvoir à Damas. Mais on peut être sûr d'une chose: les Européens resteront une fois de plus au balcon, même s'ils risquent fort de faire les frais d'une nouvelle flambée de violences dans le pays.
* Lire Les Leçons de la crise syrienne, de Fabrice Balanche (Odile Jacob, 2024).