Malgré leur inexpérience, les nouveaux dirigeants du pays essaient de déterminer comment remettre sur pied une économie ravagée par les sanctions internationales et les années de guerre
Omar Abdel-Baqui. The Wall Street Journal / L'Opinion.
DAMAS, Syrie — L’économie syrienne sort totalement dévastée d’une décennie de guerre civile. Le pays a perdu des milliards de dollars d’exportations de pétrole. L’inflation force les Syriens à transporter de grosses liasses de billets pour payer des denrées de base, et on estime que près d’un tiers du pays souffre de pauvreté extrême.
Les nouveaux dirigeants du pays qui cherchent à le reconstruire se retrouvent face à une flopée de difficultés, notamment persuader les puissances occidentales de lever les sanctions et reprendre le contrôle du secteur pétrolier. Pour cela, ils vont avoir besoin de l’aide d’entreprises et d’Etats étrangers ainsi que d’une partie des millions de Syriens qui ont fui le pays pendant la guerre civile. «
Nous avons besoin de compétences pour faire des affaires, nous avons besoin de technologie, nous avons besoin de beaucoup de choses, expose Mohammad Hallak, propriétaire d’une entreprise de commerce alimentaire qui appartient à sa famille depuis plusieurs générations et vice-président de la chambre de commerce de Damas. Nous avons surtout besoin de la levée des sanctions pour que le système bancaire puisse fonctionner correctement et pour pouvoir avancer. »
Dans les rues de Damas, la chute du régime d’al-Assad a suscité un tout nouveau sentiment d’optimisme concernant l'avenir du pays. Les prix chutent et les gens font des transactions en devises étrangères pour la première fois depuis des années. Dans la capitale, les lobbies d’hôtel regorgent d’hommes d’affaires turcs qui cherchent à faire des affaires avec des Syriens.
Les nouveaux dirigeants du pays, le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC), affirment vouloir reconstruire sur les bases d'une économie de marché, revitaliser l’industrie pétrolière et forger des partenariats internationaux. Rien de tout cela ne sera simple car le pays reste fracturé, des puissances étrangères rivalisent pour y imposer leur inluence et l’Occident se méfie du groupe qui a pris la tête du pays après avoir débuté comme filiale d’al-Qaïda.
HTC, qui a publiquement coupé les ponts avec l'organisation jihadiste depuis des années, cherche à se donner une image de groupe islamiste plus modéré. Mais les Etats-Unis, l’Union européenne et les Nations unies continuent de le classer parmi les organisations terroristes. Ils maintiennent des sanctions, ce qui leur permet d’exercer une influence tout en observant la manière dont le nouveau gouvernement gère les diverses populations du pays et aborde certaines questions, comme les droits des femmes.
Pour Ankara, qui a des liens avec HTC, jouer un rôle dans la reconstruction de la Syrie permettrait de dynamiser son industrie du bâtiment et de contrer les forces kurdes qui contrôlent des zones de territoire le long de sa frontière. « La Turquie apparaît comme le gagnant et la principale force d’influence en Syrie, mais il est fort probable que l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis s’y opposent fortement, estime Omar Dahi, professeur d’économie au Hampshire College du Massachusetts. L’industrie et l’infrastructure turques sont les mieux placées pour tirer avantage de la reconstruction. »
Les anciens rebelles qui essaient de surmonter les difficultés dans un pays de plus de 20 millions d’habitants, sont en sous-effectifs et manquent d’expérience, car ils n’ont gouverné qu’une province avant de se retrouver aux manettes. Les nouveaux représentants du gouvernement de HTC apprennent à gérer une vaste administration en partageant des bureaux avec des fonctionnaires des échelons hiérarchiques bas et moyens de l’époque d’al-Assad.
Avant la guerre civile, qui a débuté en 2011, la Syrie était un pays à la croissance rapide et aux revenus bas à moyens, où l’extrême pauvreté n’existait quasiment pas, selon la Banque mondiale. Depuis, la pauvreté sévit dans la majorité du pays. Environ 75 % de la population vit avec moins de 3,65 dollars par personne et par jour, selon la Banque mondiale, et 33 % avec moins de 2,15 dollars, ce qui est considéré comme de la pauvreté extrême. Les pénuries de carburant, qui provoquent de fréquentes coupures d’électricité, représentent un défi majeur. La Syrie était autrefois exportatrice net de pétrole — ce qui lui rapportait entre trois milliards et cinq milliards de dollars par an, soit la moitié de ses revenus d’exportation — en vendant principalement à destination de l’Europe. Cette source s’est tarie après 2011, lorsque le clan al-Assad a entamé une campagne sanglante pour rester au pouvoir après des manifestations contre son régime. Les sanctions ont étranglé les exportations et le régime a perdu le contrôle de nombreux gisements pétroliers pendant la guerre civile.
L’Iran, proche partenaire du pouvoir des al-Assad, a aidé à combler le vide mais il a cessé ses livraisons de pétrole depuis la prise de pouvoir par les rebelles. Le long de la frontière entre la Syrie et le Liban, on voit des dizaines de personnes faire entrer des bidons d’essence de contrebande. En outre, HTC ne contrôle pas le nord-est de la Syrie, où se trouvent la majorité des réserves pétrolières du pays. Ce dernier est tenu par les Forces démocratiques syriennes (FDS), aux mains des Kurdes. « Si nous réussissons à prendre le contrôle des gisements pétroliers du pays, nous pourrons acquérir un certain niveau d’indépendance énergétique, plutôt que d’être presque totalement dépendants des importations de carburant comme c’est le cas aujourd’hui », explique Tareq Asfour, qui supervise le stockage et le transport du carburant pour l’entreprise publique qui en gère la distribution, désormais gérée par HTC. « Il y a aussi beaucoup de travail pour réparer les dégâts inligés à nos infrastructures gazières et pétrolières, longtemps négligées », précise M. Asfour lors d’une interview, tandis que des hommes armés en treillis vont et viennent dans son bureau.
Abou Mohammed al-Joulani, le chef de HTC, affirme que les négociations avec les groupes dirigés par les Kurdes qui contrôlent les gisements pétroliers sont en cours. Le ministre syrien par intérim chargé du pétrole n’a pas réagi à nos sollicitations. La guerre civile et les années d’isolement international ont également provoqué une inlation éprouvante. Avant la guerre, pour un dollar il fallait une cinquantaine de livres syriennes. Fin décembre, il en fallait 13 000. De nombreuses entreprises utilisent des machines électroniques pour compter les énormes paquets de billets avec lesquels les clients paient leurs dépenses quotidiennes, des repas aux vêtements.
Les devises étrangères, frappées de restrictions par le régime al-Assad, peuvent enfin circuler mais il y a pénurie. « La banque centrale a besoin de réserves — ses réserves de devises sont très basses en ce moment — non seulement pour payer les salaires des fonctionnaires et soutenir la monnaie, mais aussi pour aider à financer la reconstruction », explique Randa Slim, membre du Middle East Institute, un groupe de rélexion de Washington. Certaines entreprises préfèrent désormais les devises étrangères. Des agents de change indépendants écument les rues où ils sont hélés par des passants qui leur demandent de faire des selies avec des billets verts, si rares.
M. Hallak, le chef d’entreprise de Damas, rapporte qu’autrefois, tous les échanges en devises qui se faisaient avec des entreprises ou des particuliers étrangers devaient passer par des entités contrôlées par l’Etat qui prélevaient une commission d’environ 10 %. « Cela faisait vraiment flamber les coûts. Même les gens à l’étranger qui envoyaient de l’argent pour essayer d’aider leur famille en Syrie devaient payer ça, dit-il. Maintenant que nous pouvons librement faire des transactions en dollars, nous sommes dans une meilleure position. »
Des signes d’amélioration existent. Plusieurs propriétaires d’entreprises syriennes de tailles diverses ont affirmé dans des interviews que les prix avaient baissé depuis la chute d’al-Assad, notamment grâce à l’élimination des frais et des pots-de-vin prélevés par le régime. Les boutiques qui cachaient autrefois les produits introduits en contrebande de l’étranger les mettent désormais en évidence. « Faites votre choix », dit Saleh Mustafa, propriétaire d’un bureau de tabac à Damas, en montrant du doigt une vitrine remplie de cigarettes étrangères. « Ça me fait encore bizarre de ne pas être inquiété pour ça. »
Les entreprises et les consommateurs se disent prudemment optimistes face à l’avenir économique. Reema Sbiehe, pharmacienne à Damas, explique que les clients sont contents de pouvoir obtenir des médicaments étrangers moins chers depuis la chute du régime d’al-Assad. « Les médicaments syriens avaient la réputation d’être moins efficaces ou de moins bonne qualité, ajoute-t-elle. Quand nous vendions des médicaments étrangers, c’était sous le manteau, et ils étaient plus chers. Maintenant, ils sont plus accessibles. »
Les Etats-Unis étudient diverses possibilités de levées de sanctions temporaires ain de fournir une aide nécessaire, selon une source proche du projet. Barbara Leaf, secrétaire d’Etat adjointe pour les Affaires du ProcheOrient, a rencontré le nouveau gouvernement à Damas à la mi-décembre. Elle n’a pas commenté une éventuelle levée des sanctions mais dit que les Etats-Unis avaient la possibilité de fournir une première assistance pour aider au redressement du pays.
L’Union européenne a demandé des garanties à HTC avant toute levée de sanctions, mais elle a également affirmé qu’elle intensifierait l’aide humanitaire. Selon M. Dahi, le professeur d’économie, le maintien des sanctions pourrait entretenir la faiblesse du gouvernement central et sa dépendance à des pays qui ont, eux, la capacité de financer des projets. « On va probablement voir l’émergence de “secteurs publics” duels ou multiples », dit-il, en évoquant un scénario dans lequel les Etats qui inancent de vastes projets contournent le gouvernement central pour prendre certaines décisions en Syrie. « Aujourd’hui, la paix de la Syrie est extrêmement fragile, tout particulièrement au vu de ses terribles besoins économiques », conclut M. Dahi.