The Wall Street Journal / L'Opinion
Washington milite contre la volonté du Royaume-Uni et de la France de sermonner l’Iran lors du prochain conseil des gouverneurs de l’AIEA
Alors que le stock de matière atomique de Téhéran atteint des records, l’administration Biden fait pression sur ses alliés européens pour qu’ils ne réprimandent pas l’Iran pour les avancées de son programme nucléaire, ont confié au Wall Street Journal des diplomates proches des échanges.
Washington milite contre le Royaume-Uni et la France, qui veulent cibler l’Iran lors du prochain conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), qui aura lieu début juillet. Affirmant que c’est ce qu’ils feraient, les Etats-Unis ont demandé à un certain nombre de pays de voter contre la motion de censure, ont précisé les diplomates.
Les autorités américaines ont démenti tout lobbying contre la résolution.
Une chose est sûre : alors que les activités nucléaires iraniennes inquiètent de plus en plus les dirigeants occidentaux, des divergences sont en train d’apparaître.
Lundi, l’AIEA a indiqué que le stock d’uranium enrichi à 60% de l’Iran atteignait 142,1 kilogrammes au 11 mai dernier, soit 20,6 kilogrammes de plus qu’il y a trois mois. Jamais le pays n’en avait détenu autant.
D’après des responsables américains, cet uranium peut être transformé en matière de grade militaire en l’espace de quelques jours, et suffire à alimenter trois armes nucléaires.
Certains responsables américains redoutent un regain de véhémence de l’Iran, où des élections se tiendront d’ici quelques semaines pour désigner le remplaçant du président Ebrahim Raïssi, qui a trouvé la mort dans un accident d’hélicoptère courant mai. L’administration Biden affirme depuis longtemps vouloir trouver une solution diplomatique au programme nucléaire iranien. De leur côté, les diplomates européens préviennent que l’AIEA, garante de la non-prolifération des armes nucléaires, perdra son autorité si elle ne fait rien. L’absence d’action menace aussi, selon eux, la crédibilité de la pression que l’Occident fait peser sur l’Iran. En outre, ils s’agacent de ce qu’ils considèrent comme une volonté américaine de saper leur approche.
Un responsable américain a déclaré que Washington travaillait « en étroite coordination » avec ses partenaires européens avant le conseil du mois prochain et qu’« il est trop tôt pour spéculer sur les décisions qui pourraient être prises ».
« Nous accroissons la pression sur l’Iran par des sanctions et un isolement de la scène internationale », a-t-il précisé, évoquant aussi les mesures prises par les pays du G7 le mois dernier, après qu’une attaque de drones et de missiles iraniens a frappé Israël.
Selon un autre responsable américain, il est « totalement faux » de dire que Washington essaie d’éviter les tensions avec l’Iran avant les présidentielles de novembre.
La dernière fois que le conseil de l’AIEA a adopté une résolution faisant des remontrances à l’Iran, c’était en novembre 2022. Depuis, les dirigeants américains et européens répètent qu’ils prendront des mesures si Téhéran ne freine pas l’avancée de son programme nucléaire et ne coopère pas avec l’agence viennoise.
Ce qui inquiète certains pays européens, et plus particulièrement la France et le Royaume-Uni, c’est la crainte que Washington ne dispose pas réellement de stratégie pour faire face aux progrès iraniens dans le nucléaire. Selon des diplomates européens, l’administration Biden ne semble pas prête à progresser sérieusement sur la voie diplomatique, sans être désireuse de prendre des mesures pour sanctionner les transgressions.
Les Européens étaient de fervents défenseurs de l’accord sur le nucléaire conclu en 2015 ; le texte prévoyait la levée de l’essentiel des sanctions internationales contre l’Iran en échange de restrictions importantes mais temporaires du programme nucléaire. Ils avaient d’ailleurs tout fait pour le protéger quand, en 2018, l’administration Trump avait décidé d’en sortir.
Quand Joe Biden a pris ses fonctions, son administration a fait de l’accord avec l’Iran l’un de ses principaux objectifs de politique étrangère. Mais les négociations ont achoppé en août 2022, quand l’Iran a durci sa position. Depuis, les Etats-Unis cherchent à contenir les tensions.
Et estiment que l’Europe pourrait en faire davantage pour mettre la pression sur Téhéran, par exemple en excluant les banques iraniennes du continent ou en désignant les Gardiens de la Révolution comme un groupe terroriste. Ils rappellent également qu’ils se sont coordonnés avec l’Europe pour sanctionner les transferts de missiles et de drones iraniens.
Washington a élaboré sa propre stratégie de pression sur l’Iran, et veut notamment demander à l’AIEA d’élaborer un rapport listant, dans le détail, tout ce que l’agence sait de l’absence de coopération de Téhéran.
Le document n’aurait aucune conséquence automatique mais, en 2011, une initiative du même genre avait permis d’attirer l’attention internationale sur la montée en puissance du pays dans le nucléaire et débouché sur des sanctions internationales à son encontre.
Selon des responsables américains, si Téhéran ne change pas de direction, un rapport de ce genre pourrait plaider en faveur d’une réinstauration des sanctions qui avaient été levées dans le cadre de l’accord sur le nucléaire, qui expire en octobre 2025. De leur côté, les responsables européens expliquent qu’on leur a rapporté que Washington envisageait de demander à l’AIEA de présenter son rapport après les élections américaines de novembre, mais ne pensait pas l’exiger pour le moment.
De fait, l’Iran est d’ores et déjà doté de la puissance nucléaire et, en Occident, nombreux sont ceux qui redoutent qu’il devienne un Etat doté de l’arme nucléaire.
Outre l’accumulation des stocks d’uranium enrichi, le pays aurait réussi à maîtriser la fabrication d’armes nucléaires. C’est a minima ce qu’il a laissé entendre. Pour d’autres, Téhéran pourrait annuler l’interdiction des armes de destructions massives prononcées par le guide suprême Ali Khamenei.
L’Iran affirme que son programme n’est destiné qu’à des applications civiles. Les renseignements américains et l’AIEA ont d’ailleurs indiqué qu’ils ne possédaient aucune preuve que le pays était en train de fabriquer des armes nucléaires. L’Iran a commencé d’étoffer son programme après que les États-Unis se sont retirés de l’accord sur le nucléaire.
Le pays fait en sorte que l’AIEA ait du mal à superviser son programme et met, depuis des années, des bâtons dans les roues des enquêteurs de l’agence qui travaillent sur de la matière nucléaire non déclarée trouvée en Iran.
Une motion de censure à l’AIEA pourrait ouvrir la voie à un examen des accusations de non-conformité sur les questions nucléaires par le Conseil de sécurité de l’ONU. Quand l’Occident a cherché à mettre la pression sur l’Iran au sujet de son programme nucléaire, le pays n’a jamais hésité à intensiier ses eforts ou à prendre des mesures pour entraver le travail des inspecteurs. L’an passé, après avoir essuyé des critiques verbales lors d’un conseil de l’AIEA, il en a même expulsé certains.
Les Etats-Unis craignent que de nouvelles critiques provoquent des répliques de ce genre.
L’administration doute aussi de l’eicacité d’une réprimande oicielle. Car, même si le dossier iranien arrivait jusqu’au conseil de sécurité de l’ONU, il aurait toutes les chances d’y échouer, puisqu’il est fort probable que la Russie et la Chine fassent usage de leur droit de veto pour bloquer toute sanction contre Téhéran.
Cette fois-ci, les responsables britanniques et français ont expliqué à Washington qu’ils voulaient défendre une motion de censure parce qu’il est temps de mettre les choses au clair, ont confié des sources proches du dossier.
Difficile de savoir, en revanche, si les Européens tiendront vraiment parole. S’ils proposent une motion de censure qui est rejetée, le coup d’éclat diplomatique serait majeur pour Téhéran et tendrait à démontrer que la pression occidentale s’efrite.
Les Etats-Unis avaient déjà milité contre des motions de censure lors d’autres réunions récentes de l’AIEA, mais les désaccords sur la gestion du dossier iranien étaient jusquelà essentiellement restés entre Washington et les Européens.
Lors de la dernière en date, en mars, l’ambassadrice des Etats-Unis à l’AIEA, Laura Holgate, avait affirmé qu’il ne fallait plus tolérer l’absence de coopération des Iraniens.
« Le niveau de coopération avec l’agence reste inacceptable, avait-elle alors déclaré. Le conseil doit se préparer à prendre de nouvelles mesures si la coopération de l’Iran ne s’améliore pas de façon signiicative. »
Début mai, Rafael Grossi, le directeur général de l’AIEA, s’est rendu en Iran pour essayer d’améliorer la coopération, appelant Téhéran à prendre des mesures concrètes avant le conseil du mois de juin pour montrer sa bonne volonté. Rien n’a été fait et, à Vienne, les diplomates disent n’attendre aucun geste de la part des Iraniens.
Pour tenter de contenir les tensions, des responsables américains se sont entretenus à Oman, il y a quelques jours, avec leurs homologues iraniens. Ces échanges indirects (les dirigeants omanais faisant les allers-retours entre les deux camps) ont porté sur les enjeux régionaux et nucléaires, ont rapporté des sources.
Pour Mark Dubowitz, directeur général de la Foundation for Defense of Democracies, une motion de censure permettrait de prendre acte des agissements de l’Iran et, in fine, ouvrir la voie à un retour des sanctions internationales.
Kelsey Davenport, responsable des politiques de non-prolifération de l’Arms Control Association, estime de son côté qu’une censure est nécessaire, mais qu’elle devrait être liée à un effort diplomatique visant à restreindre le programme nucléaire et progresser vers une levée des sanctions.
« Le conseil doit envoyer un message à l’Iran et montrer que sa stratégie d’entrave n’est pas sans conséquence, expliquet-elle. Mais cela doit s’inscrire dans une démarche plus large, dont l’objectif doit être de pousser l’Iran à coopérer avec l’AIEA et la laisser accéder à davantage de sites. »
Laurence Norman (Traduit à partir de la version originale en anglais par Marion Issard)