Grâce à l’importante communauté libanaise installée en Côte d’Ivoire ou en Guinée, le mouvement chiite dispose d’une base solide pour récolter des fonds. Le Parti de Dieu s’appuie notamment sur un système mafieux, utilisant le blanchiment de l’argent de la drogue.
Par Noé Hochet-Bodin, Arnaud Deux et Cyril Bensimon, LE MONDE
A Abidjan, le quartier de Marcory a commencé un deuil discret après la mort du leader du Hezbollah, Hassan Nasrallah, tué dans une frappe israélienne vendredi 27 septembre. Dans ce fief de la diaspora libanaise en Côte d’Ivoire, à 5 000 kilomètres de Beyrouth, quelques commerces sont restés fermés, ainsi que la grande mosquée chiite Al-Mahdi.
« Nous sommes forcément tristes en observant ce qui se passe au Liban », confie pudiquement Elie, un entrepreneur ivoiro-libanais. Tout comme avec les près de 100 000 Libanais vivant dans le pays – dont 80 % sont musulmans chiites –, évoquer le Hezbollah crispe et conduit au mutisme.
Dans ce quartier surnommé le « petit Beyrouth », personne ne se risque à parler du Parti de Dieu et de son influence. Pourtant, son ombre plane. La plupart des chiites libanais en Côte d’Ivoire, et plus largement en Afrique de l’Ouest, contribuent indirectement à l’effort de guerre du Hezbollah au Proche-Orient à travers la « zakat », une taxe informelle.
En parallèle de ces contributions volontaires, un entrepreneur d’origine chrétienne maronite installé au Cameroun expliquait il y a quelques années l’existence d’un racket institutionnalisé sur l’ensemble de la diaspora libanaise. « Si tu ne payes pas, tu es exclu de toutes les cérémonies », relatait-il sous le couvert de l’anonymat.
Aucun montant n’est connu, tant le réseau est vaste et opaque. Devenu un Etat dans l’Etat au Liban, l’organisation a bâti une économie parallèle qui s’appuie sur un vaste réseau de blanchiment d’argent lié au trafic de drogue, de diamants, de bois et d’armes en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest, bénéficiant au passage de la complicité de sa diaspora.
Contrebande et narcotrafic
Historiquement soutenu et financé par l’Iran, le Hezbollah tire 30 % de ses revenus d’activités mafieuses, selon les chiffres de la Fondation pour la défense des démocraties (FDD), un think tank néoconservateur américain. « La contrebande et le blanchiment d’argent sont difficiles à estimer, mais dépassent probablement les 300 millions de dollars par an [270 millions d’euros] », précise Emanuele Ottolenghi, expert du Hezbollah au sein du FDD.
L’Amérique du Sud est une source de revenus à travers le narcotrafic, quand « l’Afrique de l’Ouest joue le rôle de point de transit où la large communauté libanaise, bien implantée dans le milieu des affaires et influente dans les cercles politiques, aide à la logistique du blanchiment d’argent puis des transferts de fonds vers le Liban », note l’expert. Les réseaux du Hezbollah sont proches des cartels colombiens et mexicains, dont ils blanchissent une partie des revenus en Afrique.
La méthode est ancienne : « La cocaïne était expédiée d’Amérique du Sud en Afrique, vendue en Afrique, en Europe et au Moyen-Orient ; l’argent liquide était ensuite ramené à Beyrouth et placé dans des bureaux de change ; puis, par l’intermédiaire d’une banque, l’argent était envoyé pour acheter des voitures d’occasion à des sociétés américaines ; les voitures étaient envoyées en Afrique pour être revendues ; une grande partie de ces bénéfices allait au Hezbollah », détaillait devant la Chambre des représentants l’enquêteur Derek Maltz, de l’agence fédérale américaine chargée de lutter contre le trafic et la distribution de drogue, en 2017.
« Vente de cocaïne »
L’enquêteur décrit le « système Joumaa », du nom de l’homme d’affaires Ayman Joumaa, placé, en 2011, sur la liste noire du Trésor américain – qui classe le Hezbollah comme une organisation terroriste – pour avoir participé au financement de la milice en ayant « coordonné le transport, la distribution et la vente de cargaisons de plusieurs tonnes de cocaïne ». Ayman Joumaa aurait ainsi blanchi 850 millions de dollars par le biais de sociétés de transport installées au Liban, en Jordanie, au Bénin et au Nigeria.
Ce modus operandi a été utilisé à plusieurs reprises. Un réseau parallèle était dirigé – jusqu’à son arrestation en 2016 – par Hassan Mansour, un entrepreneur libano-canadien qui a eu recours aux mêmes méthodes d’importexport de véhicules en Afrique de l’Ouest pour recycler l’argent de la drogue. Détail non négligeable, l’homme d’affaires se trouve également être un membre – par alliance – de la famille de Nabih Berri, l’indéboulonnable président de la Chambre des députés au Liban depuis 1992, chef du parti Amal, allié du Hezbollah, qui est né en Sierra Leone.
Si le trafic de stupéfiants représente une source de recettes considérable, le mouvement chiite a diversifié ses rentrées d’argent en provenance du continent. En avril 2023, le Trésor américain a identifié 52 personnes détentrices de sociétés-écrans en Afrique du Sud, en Angola, en Côte d’Ivoire et en République démocratique du Congo (RDC), liées à un réseau de blanchiment orchestré par le collectionneur et diamantaire libanais Nazem Said Ahmad.
Ce dernier, installé à Beyrouth, a pignon sur rue dans plusieurs métropoles africaines, comme à Abidjan, où il possède sa galerie d’art Dida. Il est considéré par l’administration américaine depuis 2019 comme « un terroriste ayant fourni un soutien matériel au Hezbollah (…) et fourni des fonds personnellement à Hassan Nasrallah » à travers le trafic de diamants, de pierres précieuses et d’œuvres d’art. Des activités qui lui auraient rapporté environ 440 millions de dollars entre 2020 et 2022.
Dans le golfe de Guinée, l’élite économique libanaise chiite est en pointe dans le secteur de l’import-export (automobile, agro-industriel, fret maritime) et possède de nombreuses sociétés de change. Autant de paravents pour le transfert de fonds informels, la « hawala », l’un des circuits privilégiés du financement du Parti de Dieu au Liban.
A ce titre, deux hommes d’affaires basés en Guinée, Ali Saade et Ibrahim Taher, ont été sanctionnés par Washington en 2022. Les Etats-Unis les accusent d’avoir perfectionné un système de transferts financiers et d’acheminement d’argent liquide depuis Conakry jusqu’à des comptes appartenant au Hezbollah, « en utilisant un statut de consul honoraire du Liban en Côte d’Ivoire pour voyager sans subir de contrôles », révèle l’administration américaine.
« Circuits perturbés »
S’il est sophistiqué, le système de détournement de fonds à destination du mouvement chiite est aussi rendu possible par la corruption des élites locales. « Les Libanais savent très bien acheter leurs privilèges », juge Dola Traoré, enseignant-chercheur ivoirien en relations internationales à l’université Houphouët-Boigny d’Abidjan.
En Gambie, l’homme d’affaires libanais Mohammad Bazzi s’est retrouvé sur la liste noire du Trésor américain pour avoir financé le Hezbollah, alors qu’il était l’associé de l’ex-président Yahya Jammeh du temps de sa présidence.
Après les récentes opérations israéliennes menées au Liban, l’affaiblissement du Hezbollah aurat-il des répercussions sur ses réseaux en Afrique ? « La mort de Nasrallah ne va pas réduire le financement », tranche Dola Traoré, selon qui la diaspora restera mobilisée. Cependant, « la mort de beaucoup de ses commandants déstabilise fortement le Hezbollah, indique Matthew Levitt, expert à l’Institut de Washington pour la politique au Proche-Orient. Cela peut porter un coup à ses réseaux en Afrique à court terme, car les circuits traditionnels sont perturbés. »
Certains s’en félicitent déjà. A Abidjan, un homme d’affaires libanais chrétien confie ainsi : « On ne peut jamais se féliciter de bombardements, mais si le Hezbollah, qui a semé la guerre, comprend qu’il n’a pas de droit divin sur le Liban, ce sera déjà positif. »