L’ANNEE NOIRE DE TEHERAN

L’ANNEE NOIRE DE TEHERAN
الخميس 27 فبراير, 2025

Perte de ses principaux alliés au Moyen-Orient, retour de Donald Trump, contestations populaires, crise économique… La République islamique est de plus en plus ébranlée

Par Dimitri Krier, Le Nouvel Obs

La diplomatie se résume parfois à un sandwich. Un chawarma en ce qui concerne celui qu’a dégusté, après sa rencontre avec Bachar al-Assad, le ministre iranien des Affaires étrangères dans un restaurant de Damas, le 2 décembre. « Une nuit inoubliable», s’empresse de poster Abbas Araghchi sur le réseau social X – interdit en Iran mais utilisé par ses dirigeants. Le message, agrémenté de la photo dudit chawarma, se voulait un signe de soutien au régime syrien allié de Téhéran, alors que le monde observait stupéfait l’avancée d’une coalition de rebelles menée par le groupe islamiste Hayat Tahrir al-Cham (HTC) – qui finira par faire tomber Bachar al-Assad, au pouvoir depuis 2000, quelques jours plus tard. En réalité, dans les coulisses, le chef de la diplomatie iranienne aurait fait comprendre au « boucher de Damas » que son pays ne viendrait pas à son secours. Face à l’immobilisme de Moscou et l’effondrement de l’armée syrienne, Téhéran avait déjà été contraint de retirer ses forces et ses 4 000 combatants du pays.

« La chute d’Al-Assad est une gile pour la République islamique, analyse Azadeh Kian, sociologue franco-iranienne. Jamais le régime n'a été autant affaibli à la fois à l'intérieur et à l'extérieur de ses frontières. » L'Iran, déjà fragilisé par la contestation interne, la crise économique et les sanctions américaines, a vu ses alliés régionaux s'effondrer les uns après les autres en 2024, une année noire. Depuis sa création en 1979, le régime des mollahs s'était efforcé, à coups d'équipements militaires et de milliards de dollars, de bâtir une alliance régionale pour contrer l'influence américaine et israélienne dans la région, un « axe de la résistance » présent sur cinq pays (Irak, Liban, Gaza, Syrie et Yémen). Mais après le 7-Octobre, Israël a pilonné et décapité le Hamas à Gaza, puis, à partir de septembre 2023, le Hezbollah au Liban, le groupe non étatique le mieux armé au monde, dont il a détruit près de 80% des missiles et roquettes. Mais c'est avec la chute du régime syrien, son seul allié arabe solide depuis la révolution islamique et pour lequel il aurait investi entre 50 et 70 milliards de dollars, que l'Iran encaisse le plus gros coup dur. Téhéran perd sa route d'approvisionnement stratégique en armes et en logistique à destination du Hezbollah, et son accès à la Méditerranée.

DÉFAITES MAJEURES

L'Iran avait pourtant tout fait pour ne pas s'impliquer dans une guerre directe avec Israël, se sachant incapable de remporter un conflit ouvert contre Tel-Aviv et ses alliés occidentaux. Mais ces derniers mois, la République islamique n'a pu que constater l'ampleur de l'infiltration du Mossad, le service de renseignement extérieur israélien, au sein du Hezbollah, en Syrie et même au cœur des gardiens de la révolution – l'armée idéologique du régime –, lui infligeant coup après coup des défaites majeures. En mars 2024, Israël a éliminé Mohammad Reza Zahedi, le commandant de la force Al-Qods, l'unité d'élite des gardiens de la révolution. En avril, l'ambassade iranienne à Damas est bombardée. En juillet, c'est Ismaïl Haniyeh le chef politique du Hamas, en voyage à Téhéran, qui est tué. Puis en septembre, Hassan Nasrallah, le leader du Hezbollah, est éliminé à son tour dans son bunker de la banlieue sud de Beyrouth. Si bien que le régime des mollahs a été poussé à deux reprises, en avril et en octobre, à lancer une opération d'ampleur de drones et de missiles contre l'État hébreu, ouvrant pour la première fois de son histoire un front direct avec Israël.

DISSENSIONS EN INTERNE

L'« axe de la résistance », sous couvert de défense palestinienne, n'avait en réalité qu'un objectif : protéger la République islamique tout en consolidant ses ambitions impérialistes dans la région. Sa débâcle fragilise aujourd'hui directement le régime, et suscite des dissensions en interne. En décembre, un des plus hauts responsables militaires du pays a même contredit le récit officiel du guide suprême, Ali Khamenei. Dans un enregistrement audio, rendu public par le site Khat Media, le général Behrouz Esbati admet, alors qu'il s'adresse à des soldats, une « défaite cinglante en Syrie », constatant amèrement que la République islamique a été « vaincue très durement ».

« Le pouvoir est très affaibli depuis 2009. Il a perdu le soutien de la classe populaire et moyenne éduquée, relate la sociologue Azadeh Kian. Il y a eu le "mouvement vert" de 2009 contre la fraude électorale, les contestations économiques de 2018-2019, et maintenant le soulèvement Femme, Vie, Liberté », qui a commencé en réaction à la mort de Mahsa Amini, tuée en 2022 par le régime pour un voile mal ajusté. La répression n'a jamais été aussi violente. Un total de 975 personnes ont été exécutées en 2024, dont 31 femmes » selon Iran Human Rights. Un bilan jamais atteint depuis que l'ONG a commencé en 2008 à recenser les peines capitales. Les arrestations touchent aussi les Occidentaux, utilisées comme monnaie d'échange. « La situation est telle qu'aujourd'hui, confirme l'activiste Mahtab Ghorbani, arrêtée quatre fois en Iran, et réfugiée en France depuis six ans. Plus le régime est affaibli, plus il verrouille tout de l'intérieur. »

"GESTES SYMBOLIQUES"

Mais la colère ne s'éteint pas. La moitié des 90 millions d'Iraniens, âgés de moins de 32 ans, éduqués et connectés, contestaient la République islamique. Une jeune femme, Abou Daryaei, s'est présentée en novembre en sous-vêtements devant son université, à Téhéran. Une autre, la chanteuse Parasto Ahmadi, s'est produite sur scène sans voile, les épaules dénudées. Les deux ont été arrêtées. Un Iranien sur deux vit sous le seuil de pauvreté, des régions entières sont privées d'électricité et d'eau potable, et la monnaie nationale a perdu 45% de sa valeur au cours de l'année passée. Les signes d'« ouverture » de Massoud Pezeshkian, le nouveau président « réformateur », élu en juillet, n'ont pas réussi à calmer les contestations - il a suspendu la loi « hijab et chasteté », qui prévoyait de nouvelles sanctions contre les femmes non voilées et levé l'interdiction de messagerie WhatsApp, bloquée depuis 2022. « Ce sont des gestes symboliques. Il a aussi nommé quelques femmes au gouvernement et des sunnites à la tête de provinces. Mais la plupart des Iraniens ont compris que le régime n'est pas réformable de l'intérieur », constate Azadeh Kian.

Ébranlé, l'Iran s'est rapproché de la Russie et a signé à la mi-janvier avec Moscou un « partenariat stratégique », notamment militaire. Les mollahs misent toujours sur leur programme nucléaire comme principale carte de dissuasion. Le pays aurait la capacité d'enrichir son uranium à 90% et de fabriquer ainsi quatre armes nucléaires en deux semaines. Mais pour éviter de voir ses installations nucléaires ciblées par Israël et les États-Unis, la République islamique, pragmatique, envisage de rouvrir les négociations sur un accord, rompu par Donald Trump, en 2018, lors de son premier mandat. « Le nouveau président Pezeshkian a d'ores et déjà relancé les discussions avec les Européens, confirme Thierry Coville, chercheur à l'Institut de Relations internationales et stratégiques (Iris). Et il semble que le guide suprême, qui voyait une détestration de Trump, ne soit pas opposé à échanger avec Washington. »

Le nouveau locataire de la Maison-Blanche, de son côté, réfléchirait également à un deal avec la République islamique, sous réserve de l'abandon de ses ambitions nucléaires, et malgré les pressions du Premier ministre Benjamin Netanyahou qui veut « finir le travail » contre Téhéran. Le régime, qui a fait effacer le drapeau américain peint au sol – pour que les visiteurs le piétinent – à l'entrée du palais présidentiel, devrait être prêt à faire des concessions. « Nous ne cherchons pas la guerre », a déclaré le 10 février le président Pezeshkian tout en assurant que son pays ne « s'inclinera jamais ».

En attendant, les mollahs montrent leurs muscles. Le 10 janvier, quelque 10 000 gardiens de la révolution investissaient les rues de la capitale. Huit jours plus tard, le régime dévoilait à la télévision d'État une nouvelle base navale souterraine flambant neuve, pour des navires capables de lancer des missiles longue portée. Une démonstration de force, alors que la réalité est de plus en plus difficile à masquer.