Trois hauts responsables des services de renseignement syriens sont jugés en leur absence pour complicité de crimes contre l’humanité et de délit de guerre. Plusieurs de leurs victimes ont témoigné, jeudi, du caractère systématique de la torture.
Par Christophe Ayad, Le Monde
« Un jour, nos geôliers ont décidé de demander nos professions. L’un d’entre nous a dit qu’il était médecin. Ils l’ont torturé bien plus que tous les autres. » Abdul Rahman (les noms de famille des témoins ne sont pas mentionnés par mesure de sécurité pour leur famille) marque un temps d’arrêt. Il essaie de reprendre : « Sa photo se trouve parmi les images révélées par “César” », du nom d’un photographe légiste, qui a exfiltré de Syrie quelque 45 000 clichés de cadavres correspondant à 6 700 morts. La veille, une vingtaine de photographies de corps affreusement suppliciés avaient été diffusées à l’audience.
Abdul Rahman n’arrive pas à reprendre son récit. Il réclame de l’eau, un mouchoir, tâche d’essuyer les larmes qui coulent en silence jusque sur sa barbe. Le président de la cour lui propose une chaise, puis une suspension d’audience. Dix minutes plus tard, le trentenaire, à la taille haute et aux cheveux longs ramenés en chignon, reprend le récit de son calvaire.
Jeudi 23 mai, au troisième jour du procès de trois hauts responsables des services de renseignement syriens accusés de complicité de crimes contre l’humanité et de complicité de délit de guerre, l’émotion a fait son entrée à la cour d’assises de Paris.
Ali Mamlouk, ex-chef du bureau de la sécurité nationale ; Jamil Hassan, ex-directeur du très redouté service de renseignement de l’armée de l’air, considéré comme le plus féroce de l’appareil sécuritaire syrien ; et Abdel Salam Mahmoud, ex-directeur du département des enquêtes de ce service, sont jugés, en leur absence, pour la disparition forcée et la mort sous la torture de Mazzen et Patrick Dabbagh, un père et son fils, de nationalité franco-syrienne, arrêtés en novembre 2013 à Damas, emmenés à l’aéroport militaire de Mazzeh, siège des renseignements de l’armée de l’air, et déclarés morts en 2018.
Abdul Rahman, lui, a été arrêté dès avril 2011, un mois après le début du soulèvement démocratique syrien. Les hommes des services cherchaient son frère, un activiste connu. Comme les autres, il a été battu à son arrivée à l’aéroport militaire, déshabillé, poignets liés, yeux bandés. Il y a passé quarante jours. Chaque douche, chaque sortie aux toilettes se doublait de coups. Arrêté une nouvelle fois en 2012, alors qu’il s’est engagé dans une ONG de défense des droits de l’homme, il est de nouveau conduit à Mazzeh dans une cellule de 1,5 mètre carré pour sept personnes : « On dormait à tour de rôle faute de place. »
Puis, il est transféré comme du bétail à la 4e division, commandée par Maher Al-Assad, le petit frère du président syrien, où il est quotidiennement torturé : coups de câbles électriques, de chaînes ou de barres en métal, de tuyaux en plastique, sur les flancs, le dos, la plante des pieds, coups de pied, de poings, électrochocs. « Chacun avait sa spécialité », raconte-t-il. Les os de sa poitrine craquent encore quand il respire trop fort.
La cellule, qui a compté jusqu’à 120 détenus pour 40 mètres carrés, n’avait qu’un seau pour les besoins et un lavabo. La lumière était constamment allumée, les yeux bandés. Chaque jour, le kapo de la cellule devait désigner trois prisonniers à torturer. Abdul Rahman est sorti au bout d’un an.
Comme l’a expliqué le chercheur Ziad Majed mardi 21 mai, l’univers carcéral est la véritable « colonne vertébrale » du régime bâti par Hafez Al-Assad depuis 1970 et hérité par son fils Bachar en 2000. « C’est un moyen de paralyser toute la société avec des centaines de milliers de prisonniers et de disparus, qui engendrent une culture de la rumeur : personne ne sait qui est vivant ou mort, qui est où. Il s’est développé toute une économie de la rançon autour de ça, complète-t-il. La prison est un moyen de garder la Syrie sous contrôle et de transformer les Syriens en fantômes. » Le système carcéral est, aujourd’hui, le seul endroit où s’exerce la « vraie souveraineté » du régime Assad, dont le territoire est morcelé.
Nasser, ancien étudiant en droit et aujourd’hui restaurateur, a la quarantaine. Lui aussi a connu l’enfer de Mazzeh : « Nous avons perdu les plus belles années de notre jeunesse. » Interpellé chez lui, en 2011, à Moadamiyeh, avec plusieurs centaines d’habitants de ce quartier stratégique près de l’aéroport militaire, ce fils d’opposant est placé, lui aussi, dans une cellule de 40 mètres carrés avec plus de 120 détenus.
Il se fait casser les dents dès le deuxième jour. Il voit passer un enfant de 13 ans, un vieillard de 70. « Les interrogatoires ne visaient pas à avoir des réponses. » Un jour, il est conduit dans le bureau de Jamil Hassan, qui lui demande où se trouve sa famille. Il dit : « Ça fait deux mois que vous me demandez la même chose, je vous répète que je ne sais pas. » Le chef des renseignements de l’armée de l’air hurle : « Mettez-le sur la liste des personnes à punir. Je veux l’entendre hurler. »
Nasser est alors suspendu par les poignets en hauteur. Il ne peut se tenir que sur la pointe des orteils. En le détachant le lendemain, le garde lui luxe l’épaule. Plus tard, il est électrocuté sur les parties génitales, brûlé à la cigarette. Il a aussi été placé dans un pneu pendant plusieurs heures et subi un simulacre d’exécution. Quand il a demandé à être tué plutôt que torturé, ses gardiens lui ont piétiné l’épaule blessée. A sa libération, trois mois plus tard, on lui fait signer des aveux les yeux bandés. Quelque temps plus tard, il comprend que, parmi les papiers qu’il a signés à son insu, se trouvaient des expropriations de terrains données à des proches du régime.
Obeida Dabbagh, partie civile avec sa femme Hanane, ne sait toujours pas pourquoi son neveu Patrick puis son frère Mazzen ont été arrêtés respectivement les 3 et 4 novembre 2013 à leur domicile. Cette question le hante. Mais il n’a aucun doute qu’ils ont été conduits à Mazzeh, où le beau-frère de Mazzen, Nasser, l’a vu pour la dernière fois. Nasser a été relâché, probablement à cause du fait qu’il travaille pour Mohammed Ham cho, un riche homme d’affaires proche de Maher Al-Assad. Pas Patrick et Mazzen, qui ne béné ficiaient pas de protection particulière.
Le scénario de leur arrestation, laisse penser que les services de renseignement de l’armée de l’air venus arrêter le fils un jour, sont revenus chercher le père le lendemain pour pouvoir dérober sa voiture qu’ils avaient repérée, puis son logement qu’ils avaient perquisitionné. Pour Obeida Dabbagh, Patrick et Mazzen sont « les porte-parole des centaines de milliers de Syriens qui ont subi le même sort qu’eux ».