L'ARMÉE DE L'OMBRE

L'ARMÉE DE L'OMBRE
الخميس 27 فبراير, 2025

Cyberattaques, agents d'influence, hommes de main recrutés dans les milieux criminels et parmi les narcotrafiquants européens... Hors de ses frontières, la République islamique mène une guerre sans merci contre ses opposants et ses ennemis

Par Dimitri Kriet et Vincent Mounir, Le Nouvel Obs

À l'aéroport international de Bagdad, 2020. Après l'élimination par Washington de Qassem Soleimani - le chef de la branche d'élite des gardiens de la révolution, architecte principal de la stratégie de l'Iran à l'étranger - Truska Sadeghi se rend sur les lieux de la frappe du drone. Dans son reportage, diffusé sur la chaîne Iran International - considérée comme une organisation terroriste par Téhéran -, la journaliste iranienne, dénonce les manœuvres secrètes de la République islamique en Irak, où elle s'est exilée. Ces propos lui valent d'être aussitôt repérée par le régime des mollahs. «Des articles me désignant comme une terroriste ont été publiés par des médias d'État. J'ai compris que j'étais devenue une cible», raconte-t-elle. La machine s'enclenche. Truska Sadeghi reçoit des dizaines de messages hostiles et des menaces de mort sur les réseaux sociaux. «Des photos de moi avec une balle dans la tête circulaient en ligne. Tous les jours, des inconnus écrivaient qu'ils allaient me retrouver, me ramener en Iran et me tuer. Ma photo a même été publiée en ouverture d'un documentaire diffusé sur une chaîne du régime.» Un cyberharcèlement qui pousse la jeune journaliste à quitter la région. Mais l'histoire ne s'arrête pas là.

Installée à Paris, Truska Sadeghi continue d'être victime de menaces virtuelles et physiques. «Lors d'un direct télé devant l'ambassade d'Iran à Paris, j'ai repéré deux hommes avec un masque, des lunettes de soleil et un chapeau, qui me filmaient derrière un arbre.» L'un d'eux, Bashir Bizar, se présentant comme un producteur de musique, sera accusé par Paris d'être un agent d'influence de Téhéran et expulsé en juillet 2024.

L'histoire de Truska Sadeghi n'est pas un acte isolé. En plus des attaques menées par ses «proxys» régionaux, Téhéran mène dans l'ombre une autre guerre, à coups de propagande sur les réseaux sociaux, d'attaques informatiques, d'intimidations et d'assassinats. Une guerre dont les soldats sont des agents d'influence, des hackers et des membres de réseaux criminels. «Les cibles sont toujours les mêmes: les opposants au régime, en Iran et à l'étranger, les acteurs régionaux considérés hostiles à Téhéran - dont les membres de la communauté juive - et les pays occidentaux», rapporte Julien Nocetti, chercheur à l'Institut français de Relations internationales (Ifri).

CAMPAGNE DE HARCÈLEMENT
Depuis le mouvement vert en 2009 et l'attaque du virus Stuxnet menée en 2010 par les États-Unis et Israël contre son programme nucléaire, l'Iran a investi massivement dans le cyber. À mesure que le pays a perdu en influence, la stratégie de la guerre numérique est devenue centrale. «C'est un moyen peu coûteux pour afficher des réussites et montrer que le régime tient encore», avance Kave Salamatian, professeur spécialiste en cybersécurité. La République islamique a bâti, dit-il, une structure bien ficelée: «une armée d'influenceurs chargée de pousser le narratif du régime sur le Net, une force "paramilitaire" en partie dirigée par les gardiens de la révolution, qui lance les cyberattaques, et une entité de contrôle d'internet, capable de couper le réseau par ville ou par quartier».

En interne, le régime cible surtout les minorités, les dissidents politiques, les activistes féministes et les artistes. «Le procédé est le même à chaque fois: une fatwa numérique est lancée par les gardiens, suivie d'une campagne de harcèlement en ligne, de désinformation, et de discréditisation», décrit Chirinne Ardakani, avocate à Paris de dissidents iraniens, dont la prix Nobel de la paix Narges Mohammadi. «Le régime crée aussi de faux profils sur les réseaux sociaux, dont le but est d'établir une relation virtuelle avec une cible puis de la piéger avec un lien sur lequel cliquer, rapporte Amir Rashidi de l'ONG américaine Miaan Group. Le pirate récupère alors l'ensemble de ses données. Cette technique permet au régime d'infiltrer des réseaux d'opposants, de les identifier, voire de les arrêter.»

Mais c'est aussi à l'étranger que l'Iran mène sa guerre virtuelle. Lors des JO de Paris 2024, des données d'athlètes israéliens ont été diffusées sur le web après que des cyberpirates iraniens, se faisant passer pour des membres du GUD, l'organisation d'extrême droite, ont réussi à prendre le contrôle de leur téléphone. Le régime aurait même tenté d'entrer dans le réseau du fournisseur français de panneaux d'affichage utilisé pendant la compétition pour y diffuser des images anti-Israël. Aux États-Unis, selon Microsoft, des attaques cyber de Téhéran ont été menées en 2024 contre la campagne présidentielle de Donald Trump. En Albanie, qui héberge le plus grand groupe d'opposition iranien en exil, les Moudjahidin du Peuple iranien, a été visée par une fuite de données de ses sites gouvernementaux. La cyberattaque, iranienne selon Tirana, avait provoqué l'interruption des relations diplomatiques entre les deux États.

«À travers ses attaques, le régime cherche surtout à polariser les opinions en Occident», avance Chirinne Ardakani. En 2024, 15 000 messages appelant à la vengeance contre des militants anti-Islam qui avaient mis le feu à des exemplaires du Coran ont été envoyés à des Suédois, attisant la haine dans le pays. Même stratégie quand le guide suprême Ali Khamenei avait encouragé sur X, en avril 2024, le blocage de soutien à la Palestine de Sciences Po Paris et le rejet du narratif américano-israélien. «Comme à Moscou ou à Pékin, dont Téhéran a beaucoup appris, le cyber sert au maintien du régime islamique, via l'accroissement de la surveillance, la protection de l'intégrité national et la déstabilisation des récits jugés ennemis», relève Julien Nocetti.

Pour mener ses guerres secrètes, le régime des mollahs s'appuie également sur les supplétifs au casier judiciaire bien fourni. Depuis plusieurs mois, les services occidentaux alertent sur l'utilisation accrue par l'Iran de réseaux criminels à des fins opérationnelles - que conteste la République islamique. Cela ferait suite à la volonté des durs du régime de réagir à la contestation civile de la perte de leur influence, mais également au projet d'attentat avorté visant le rassemblement annuel du Conseil national de la Résistance iranienne - une coalition de l'opposition dont les Moudjahidin du Peuple iranien - au parc des expositions de Villepinte, en juin 2018. L'attaque déjouée avait été conduite par un agent des services de Téhéran, officiellement diplomate à l'ambassade à Vienne, et la bombe, transportée via une valise diplomatique. De quoi attirer l'attention sur les représentations de l'Iran à l'étranger. «En réaction à cet échec cuisant, les services iraniens ont adapté leur modus operandi, privilégiant de manière plus systématique le recours à des individus issus des milieux criminels», explique une note de la DGSI révélée par Mediapart.

Ces dernières années, les exemples abondent. En mars 2024, Pouria Zeraati, un journaliste d'Iran International, est poignardé à la jambe devant son domicile de Wimbledon, un quartier calme de Londres. Les assaillants sont deux Roumains au profil de petits délinquants. Entrés en Angleterre peu de temps avant l'attaque, ils sont repartis juste après, abandonnant leur véhicule sur le parking de l'aéroport. En mai et en juin 2023, des hommes liés à des Moudjahidin du Peuple iranien à Saint-Ouen-l'Aumône, dans le Val-d'Oise, avant d'y jeter un engin incendiaire. Ces attaques surviennent quelques jours avant une manifestation de l'organisation à Paris. Parmi les six individus mis en examen, deux le seront également quelques mois plus tard pour le braquage d'une armurerie en Normandie au cours duquel le propriétaire tuera l'un des cambrioleurs. «Le fait d'engager des criminels pour mener des opérations permet à l'Iran de pouvoir nier plus facilement toute responsabilité et de créer un écran de séparation entre le régime et ces attaques», explique Matthew Levitt, un ancien du contre-espionnage américain, désormais analyste au Washington Institute, un think tank pro-israélien.

NÉBULEUSE DE GANGS
À l'instar du Hezbollah très impliqué dans le blanchiment de l'argent des trafics de drogue, les services iraniens auraient tissé des liens avec plusieurs organisations criminelles dont la Mocro Maffia, une nébuleuse de gangs dominant la pègre du Benelux. En juin 2024, un Tunisien résidant en France est arrêté à Haarlem aux Pays-Bas, après avoir tenté de s'introduire chez un opposant politique iranien. Recherché en France pour meurtre sur fond de narcotrafic, il est également soupçonné aux côtés de complices néerlandais, espagnols et vénézuéliens d'avoir participé à la tentative d'assassinat en pleine rue à Madrid en novembre 2023 d'Alejo Vidal-Quadras, ancien vice-président du Parlement européen, fondateur du parti d'extrême droite Vox - qu'il a quitté depuis - et proche de l'opposition iranienne. Dans un cas comme dans l'autre, la piste des commanditaires mènerait à la Mocro Maffia, déjà impliquée dans deux autres assassinats d'opposants politiques aux Pays-Bas.

En France, une affaire des plus sensibles mobilise la DGSI. En avril 2024, ses agents interpellent un certain Abdelkrim S., un Marseillais sorti de prison quelques mois plus tôt après avoir été condamné pour son rôle de logisticien dans une double exécution. Il revient alors d'un voyage à Munich où il est soupçonné d'avoir effectué des repérages pour des assassinats de personnalités de la communauté juive. Le Marseillais serait aussi à l'origine, dans le sud de la France, de quatre incendies d'entreprises dont les propriétaires sont des Israéliens. Des actions violentes sur des citoyens de l'État hébreu auraient également été envisagées en France. Ces opérations auraient été commanditées depuis Téhéran par un trafiquant lyonnais en fuite travaillant pour les services secrets iraniens. Selon le parquet national antiterroriste, quatre individus sont mis en examen pour association de malfaiteurs terroriste en vue de la préparation d'un ou de plusieurs crimes d'atteinte aux personnes.

Ces dernières années, la capitale iranienne est devenue le refuge de plusieurs criminels. À l'instar de Rawa Majid, 38 ans, alias le «Renard kurde», le chef d'un des deux principaux gangs suédois, sous le coup d'une notice rouge Interpol. Né en Iran avant d'immigrer très jeune en Suède, le narcotrafiquant aurait accepté de mettre ses services au service des mollahs en échange de leur hospitalité. Les enquêteurs suédois voient son ombre derrière plusieurs attaques de synagogues à Stockholm et Copenhague mais également d'intérêts israéliens en Scandinavie. En octobre 2024, un individu est interpellé après avoir tiré sur les locaux d'Elbit Systems, une société israélienne installée à Göteborg. Âgé de 13 ans, le suspect serait lié à un gang criminel local.

Des attaques similaires se sont produites en Allemagne. En novembre 2022, un homme est interpellé après avoir lancé un cocktail Molotov sur une école maternelle d'une synagogue à Bochum. Il assure avoir agi sur instruction de Ramin Yektaparast, un ancien videur arborant une carte de l'Iran tatouée sur son torse et le visage de Hitler, sur un bras, devenu le boss d'un club de bikers. Recherché pour meurtre en Allemagne, il s'est enfui à Téhéran en août 2021, où il menait une existence luxueuse sans exercer d'emploi. «Frère, si tu ne veux pas le faire, fais-le moi savoir pour que je ne sois pas gêné [?]», indiquera Ramin Yektaparast à son homme de main juste avant son passage à l'acte. Pour la justice allemande, le fugitif a reçu «cette commande de la part des agences gouvernementales de la République islamique».

Ramin Yektaparast aurait été assassiné à Téhéran en avril 2024. Un commandant de la force Al-Qods avait également été tué devant son domicile deux ans plus tôt. Le Mossad l'accusait d'avoir planifié des attaques visant un diplomate israélien, un général américain mais aussi l'écrivain français Bernard-Henri Lévy. Pour ce dernier contrat, il se serait appuyé sur un trafiquant de drogue iranien ayant offert la somme de 150 000 euros à des sicaires. «Il est fréquent que le régime iranien propose des remises de peine à des criminels en échange de leurs services», confie Matthieu Chadiri, ex-agent double de la DST (1). Un système de repentis dans au pays des mollahs, où le trafic de drogue est passible de la peine de mort.

(1) Auteur, avec Stéphanie Joahny, de «Notre agent iranien. M'infiltrant à regret pour la DST, j'affronte la cellule d'un faux imam-terroriste», Nouveau Monde, 2024.