L’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, marque l’entrée de la Turquie dans une nouvelle ère autoritaire

  • طوني حبيب -
  • opinions -
  • L’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, marque l’entrée de la Turquie dans une nouvelle ère autoritaire
L’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, marque l’entrée de la Turquie dans une nouvelle ère autoritaire
السبت 22 مارس, 2025

En faisant arrêter son principal adversaire politique, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, transforme son régime en véritable autocratie. D’importantes manifestations ont lieu dans de nombreuses villes

Nicolas Bourcier, Istanbul, correspondant. Le Monde

Une marée humaine, un déluge de pancartes et de banderoles colorées écrites avec rage et humour : le pays a connu, vendredi 21 mars, une journée de manifestations exceptionnelles, d’une ampleur encore bien plus grande que les deux jours précédents, depuis l’arrestation du maire d’Istanbul, Ekrem Imamoglu, principal rival et véritable bête noire du chef de l’Etat, Recep Tayyip Erdogan.

Près de 300 000 personnes dans la mégapole du Bosphore d’après sa formation, le Parti républicain du peuple (CHP), se sont rendues devant le siège de la municipalité, à Saraçhane. Au total, d’après les derniers chiffres de la nuit, des rassemblements et manifestations se sont tenus dans 45 des 81 provinces du pays. Une vague de colère inédite, qui fait écho à sa manière aux grands mouvements de contestation du parc Gezi survenus en 2013, notamment à Istanbul. Au point de se demander comment la Turquie a fait pour en arriver là.

Depuis la création de la République, en 1923, le pays n’a certes jamais vraiment été une démocratie accomplie ni même achevée, mais les événements de ces derniers jours viennent de marquer indéniablement un tournant dans sa dérive autocratique et autoritaire. Si, en soi, l’arrestation d’un leader politique n’est malheureusement pas une nouveauté – du premier ministre Adnan Menderes, en 1960, au dirigeant prokurde Selahattin Demirtas, en 2016, en passant par Bülent Ecevit, en 1980, l’histoire contemporaine turque est truffée d’atteintes aux règles du droit –, celle survenue mercredi 19 mars, avec l’inculpation d’Ekrem Imamoglu, est en train de devenir un cas d’espèce.

Les accusations portées contre l’édile évoquent des affaires de corruption, mais aussi des liens et des contacts avec l’organisation interdite du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), avec laquelle le pouvoir à Ankara est en train de négocier un accord de paix. Dans les faits, c’est le gouvernement islamo-nationaliste qui est en rapport avec le PKK.

Déjà visé par cinq procédures judiciaires, Ekrem Imamoglu n’a eu de cesse de dénoncer des charges montées de toutes pièces à son encontre. Quatre-vingtseize de ses collaborateurs, élus et proches conseillers se retrouvent également derrière les barreaux, pour les mêmes motifs, détournement de fonds et/ou terrorisme. Neuf sont encore recherchés par la police.

Jusqu’à sa nomination, prévue dimanche 23 mars, comme candidat à la présidentielle du CHP, principale formation de l’opposition, les manifestations sont officiellement interdites, le trafic sur les réseaux sociaux réduit, et même les conférences de presse ne sont pas autorisées. Partout, les déploiements dans les quartiers des forces de l’ordre armées de canons à eau impressionnent par leur ampleur.

Erdogan piégé par son mantra
Au cours des dix dernières années, Recep Tayyip Erdogan a multiplié les arrestations, les détentions et les condamnations d’opposants politiques, principalement des élus et des dirigeants kurdes. Depuis le revers spectaculaire de sa formation, le Parti de la justice et du développement (AKP) aux élections municipales de 2024, la machine répressive s’est également attaquée aux maires CHP, mais aussi aux intellectuels, aux journalistes et aux personnalités de la culture proches de la gauche et de l’opposition libérale. Pour ne donner qu’un chiffre global, enveloppant aussi l’ensemble des affaires de droit commun, la Turquie a enregistré ces six derniers mois 50 000 incarcérations supplémentaires dans ses prisons, portant le nombre de détenus à 400 000 personnes, un record dans son histoire récente.

Cette tendance répressive, déjà impressionnante, a changé de nature mercredi 19 mars. Avec Imamoglu, l’obsession d’Erdogan à se maintenir au pouvoir s’est trouvée contrariée. Dès son ascension, la faconde et le talent oratoire du premier ont rappelé les qualités de tribun du second lors des campagnes victorieuses du début des années 2000.

D’ailleurs, les médias ont tôt fait de souligner les parallèles entre les deux hommes, même si Erdogan est né en 1954 et Imamoglu en 1970. Comme le président, dont la famille pieuse et conservatrice est issue de la région de la mer Noire, le maire d’Istanbul est né dans un milieu traditionnel et nationaliste. Comme Erdogan, il est un passionné de football. Et lui aussi a suivi assidûment les cours coraniques.

Lorsque Ekrem Imamoglu remporte, le 31 mars 2019, sa première élection à la mairie d’Istanbul avec 14 000 voix d’avance, les hommes forts d’Ankara invoquent des malversations et décident de faire procéder à un nouveau scrutin. Mal leur en prend. Le 23 juin, l’impétrant défait le candidat de l’AKP avec, cette fois-ci, 800 000 voix d’écart. La claque est magistrale pour le président, lui-même ancien maire de la ville, et piégé par son propre mantra : « Celui qui gagne Istanbul gagne la Turquie. »

La cote de popularité du nouveau maire s’envole. Adulé par les kémalo-nationalistes, respecté par les islamistes et décrit comme consensuel par les Kurdes, le maire de la mégapole du Bosphore coche toutes les cases du parfait rassembleur. Trop, assurément. C’est bien lui qui menace le pouvoir en place d’une alliance de toutes les oppositions, capable d’entraîner sans trop d’anicroches le Parti de l’égalité des peuples et de la démocratie (DEM, prokurde), la formation « faiseuse de rois », comme on l’appelle. Un scénario cauchemardesque pour Erdogan, dont la stratégie a toujours été de jouer les divisions, tout en tentant de maintenir le CHP aussi éloigné que possible des formations kurdes.

La veille de l’arrestation d’Ekrem Imamoglu, mardi soir, l’université d’Istanbul a annulé son diplôme, obtenu il y a plus de trente ans. Peu avant, le 13 mars, on apprenait que le doyen responsable de la faculté avait remis sa démission. La procédure engagée contre le maire fait immanquablement écho à l’affaire qui a secoué les élections de 2014, lorsque des opposants ont accusé le candidat Erdogan d’avoir falsifié son propre diplôme. En Turquie, tout candidat aux fonctions de chef de l’Etat doit justifier de quatre années d’études supérieures.

Jusqu’à ce mercredi, le président turc a gouverné son pays d’une main qui s’est durcie avec le temps, supprimant un par un les instruments de contrôle de son propre pouvoir. Les élections ont eu lieu alors que la quasi-totalité du paysage médiatique était sous contrôle, tout comme l’appareil d’Etat, mais l’opposition turque a toujours été en mesure de présenter des candidats viables. En incarcérant le maire d’Istanbul, le gouvernement a franchi la ligne qui sépare le système concurrentiel autoritaire d’une Turquie autocratique. Un système où le candidat de l’opposition n’est pas librement choisi par celle-ci. Jamais la République turque n’avait encore vu cela, sauf lors des coups d’Etat militaires.

« Nous n’avons pas une justice indépendante », avait scandé, devant une foule de fidèles, Recep Tayyip Erdogan peu avant sa condamnation, en 1999, à dix mois de prison et à une interdiction définitive d’activités politiques pour avoir récité un poème islamo-nationaliste. Et d’ajouter, sous les applaudissements : « Nous vivons dans un système répressif et totalitaire qui réprime aussi bien la liberté de pensée et de la presse que tous les autres droits humains. » Trois ans plus tard, son parti remportait haut la main les élections. Pour l’heure, le parallèle s’arrête là.