Une frappe de drone attribuée à Israël a visé l’appartement où se trouvait Saleh Al-Arouri. En exil, le numéro deux du bureau politique du mouvement islamiste vivait dans la capitale libanaise dans un bastion du Hezbollah, visé pour la première fois depuis la guerre de 2006.
Par Louis Imbert (Jérusalem, correspondant) et Hélène Sallon (Beyrouth) - Le Monde
Un trou béant éventre la façade de l’immeuble d’un quartier résidentiel de la banlieue sud de Beyrouth. Dans ce fief du Hezbollah, des membres de la sécurité du mouvement chiite ont érigé des cordons pour protéger les accès. Avec une grande précision, en fin d’après-midi, mardi 2 janvier, une frappe de drone attribuée à Israël a visé l’appartement au troisième étage où se trouvait Saleh Al-Arouri, le numéro deux du bureau politique du Hamas. Le Palestinien de 57 ans, l’un des successeurs les plus crédibles d’Ismaël Haniyeh à la tête du mouvement, a été tué avec six autres personnes, dont deux commandants de l’aile militaire.
Cet assassinat ciblé est le plus gros coup porté par Israël contre le Hamas depuis le début de la guerre dans la bande de Gaza, le 7 octobre 2023. Proche de Yahya Sinouar, le chef du Hamas dans l’enclave palestinienne, et de sa branche militaire, qui ont planifié l’attaque sanglante responsable de la mort de 1 200 personnes en Israël ce jour-là et de la capture de plus de 240 otages, Saleh Al-Arouri était une cible prioritaire pour l’Etat hébreu. L’armée israélienne avait jusqu’à présent revendiqué l’élimination de cadres intermédiaires à Gaza. Cette opération est donc la première à viser les dirigeants du mouvement en exil. Un camouflet pour le Hezbollah, dont le bastion à Beyrouth est visé par Israël pour la première fois depuis la guerre de 2006.
« Son assassinat est un tournant dans l’histoire du Hamas. Il en était une figure historique, très respectée en Cisjordanie comme par tous les acteurs de l’axe de la résistance au Liban, au Yémen, en Syrie et en Irak », estime Leila Seurat, chercheuse au Centre arabe de recherches et d’études politiques de Paris. Avec lui, c’est l’un des artisans les plus actifs d’une réconciliation avec le Fatah de Mahmoud Abbas et d’une unité des factions palestiniennes qu’Israël a éliminé. Sa mort a lieu symboliquement à la veille de la commémoration de l’assassinat du commandant des gardiens de la révolution iraniens, Ghassem Soleimani, dans une frappe de drone américain à Bagdad, le 3 janvier 2020. Le chef du Hamas, Ismaïl Haniyeh, a juré que son mouvement « ne sera jamais vaincu ». « C’est l’histoire de la résistance et du mouvement qui, après l’assassinat de ses leaders, devient encore plus fort et déterminé », a-t-il ajouté.
Originaire d’Al-Aroura, un petit village proche de Ramallah, où il est né en 1966, Saleh Al-Arouri avait rejoint le Hamas en 1987 pendant ses études islamiques à l’université d’Hébron. Impliqué dans la mise sur pied de l’infrastructure militaire du mouvement en Cisjordanie, et accusé d’avoir eu partie liée à l’enlèvement de trois jeunes garçons en 2014, qui déclencha une guerre à Gaza, il a été arrêté à plusieurs reprises par Israël. L’Etat hébreu l’avait libéré en avril 2010, à la condition qu’il quitte la Cisjordanie. De Damas à Istanbul, puis à Beyrouth, l’homme avait rejoint le bureau politique du Hamas en exil, jusqu’à en devenir le numéro deux en 2017.
« FRAPPE CHIRURGICALE »
Principal responsable du mouvement islamiste pour la Cisjordanie, Saleh Al-Arouri appelait de ses vœux une insurrection généralisée dans les territoires comme en Israël. Sa stature dans le mouvement s’était accrue après la dernière guerre à Gaza, en mai 2021, durant laquelle la Cisjordanie, Jérusalem et les villes dites « mixtes » juives et arabes d’Israël s’étaient embrasées à divers degrés. Depuis lors, Isarël n’a cessé de l’accuser d’armer et de téléguider des groupuscules actifs à Jénine, Naplouse et dans les camps de réfugiés. C’était donner beaucoup d’importance à ce cadre en exil : ces jeunes insurgés, extrêmement populaires parmi les Palestiniens, n’ont jamais été inféodés exclusivement au Hamas. Mais Arouri apparaissait tout à la fois comme une figure radicale face à Israël et rassembleuse dans l’arène palestinienne.
Cette position lui a valu, mardi, des hommages appuyés dans les territoires. Notamment de la part de Jibril Rajoub, le secrétaire général du comité central du Fatah, le parti au pouvoir en Cisjordanie, qui a déploré son « martyre », y voyant un « dénominateur commun de l’action nationale palestinienne ». Dès 2020, les deux hommes avaient négocié une réconciliation des deux principaux partis palestiniens, afin de permettre les premières élections générales depuis 2006, finalement annulées par le président Abbas.
Selon la chaîne 12, le secrétaire du gouvernement israélien, Yossi Fuchs, a demandé, mardi, aux ministres de s’abstenir d’évoquer publiquement la mort de Saleh Al-Arouri. Peu avant, le représentant du pays aux Nations unies, Danny Danon, avait néanmoins félicité le renseignement et les forces de sécurité. Le ministre de tutelle de la Cisjordanie au sein de la défense, Bezalel Smotrich, avait cité pour sa part sur le réseau social X le Livre des Juges : « Que tes ennemis périssent, ô Israël. »
Depuis les premiers jours de la guerre, les plus hauts responsables du pays répètent que les dirigeants du Hamas en exil paieront eux aussi le prix de l’attaque du 7 octobre. Début décembre 2023, un enregistrement d’une réunion du cabinet de guerre avait fuité dans les médias israéliens : le chef du renseignement intérieur, Ronen Bar, y promettait que les leaders du mouvement islamiste seraient assassinés au Liban, comme en Turquie et au Qatar. « En termes simples, cela veut dire éliminer le Hamas, et nous sommes déterminés à le faire – c’est notre Munich », affirmait M. Bar, en référence à la longue chasse menée par ses prédécesseurs contre les planificateurs de la prise d’otages d’athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich, en 1972. «
Une chose est claire : il ne s’agit pas d’une attaque contre l’Etat libanais » mais d’une « frappe chirurgicale » contre la direction du Hamas, a insisté, sans revendiquer l’attaque, Mark Regev, un conseiller du premier ministre Benyamin Nétanyahou. Le pays du Cèdre a néanmoins dénoncé une violation de sa souveraineté. « Ce nouveau crime israélien vise à entraîner le Liban dans une nouvelle phase de confrontation » avec Israël, a fustigé le premier ministre libanais sortant, Najib Mikati.
Beyrouth avait, jusqu’à présent, été épargné par les combats qui font rage entre le Hezbollah et Israël à la frontière libanaise depuis le 8 octobre et l’intervention du mouvement chiite en soutien au Hamas. Saleh Al-Arouri y avait élu domicile après que les pressions américaines se sont amplifiées, dès 2017, sur le Qatar et la Turquie, proches des Frères musulmans dont est issu le Hamas, pour expulser les cadres du mouvement islamiste. Proche du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, et de Ghassem Soleimani, l’homme a joué un rôle-clé dans la réconciliation avec le Hezbollah et l’Iran, après les divisions sur la guerre en Syrie. Artisan à leur côté de la stratégie de « l’unité des fronts » entre les membres de « l’axe de la résistance » à Israël, il a commandité plusieurs opérations militaires menées contre l’Etat hébreu depuis le sud du Liban.
L’assassinat de Saleh Al-Arouri intervient alors qu’Israël évalue depuis des semaines les gains qu’il peut encore attendre du déploiement massif de ses troupes à Gaza. Le grand allié américain, soucieux des pertes civiles palestiniennes colossales, presse Israël d’ouvrir une troisième phase de la guerre, en menant des raids plus ciblés contre le Hamas. Plus de 22 000 personnes, civils et combattants, ont été tuées dans la bande et 7 000 sont portées disparues, selon le ministère de la santé de Gaza. Le 31 décembre, l’armée a annoncé le retrait imminent de quatre brigades. Une telle bascule est politiquement difficile pour le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, qui a repoussé par deux fois, ces derniers jours, une discussion du cabinet de guerre sur l’après-guerre dans l’enclave. Ses alliés d’extrême droite avaient menacé de quitter le gouvernement si celle-ci avait lieu. Ils demandent un nettoyage ethnique de Gaza et la recolonisation de la bande après le retrait de 2005. Ils jugent aussi humiliantes les négociations indirectes qu’Israël mène avec les chefs du Hamas en exil, par l’entremise notamment du Qatar, afin de faire libérer les otages israéliens détenus à Gaza.
Préoccupé par sa survie politique, M. Nétanyahou craint l’émergence d’un débat en Israël sur le bilan d’une guerre aux objectifs très ambitieux – la destruction des capacités militaires et de gouvernement du Hamas, et la libération des otages. Alors que les principaux chefs du mouvement dans l’enclave échappent encore aux forces israéliennes, la mort de Saleh Al-Arouri constitue une forme de succès pour Israël. Son effet sur les négociations pour la libération d’otages demeure cependant difficile à évaluer. Le Hamas a annoncé suspendre les négociations indirectes amorcées au Caire pour trouver un accord sur une trêve, après une première en novembre qui avait permis la libération de plus de 100 otages et l’entrée à Gaza d’une aide limitée.
Saleh Al-Arouri était perçu comme opposé à des libérations partielles, sans qu’un cessez-le-feu permanent ne soit conclu au préalable. Dès le 7 octobre, il avait assuré que le Hamas ferait libérer l’ensemble des prisonniers palestiniens détenus en Israël, à la faveur d’un échange. Lui-même avait passé plus d’une décennie dans ces prisons depuis les années 1980. Il avait appris à y parler un hébreu parfait, et acquis une connaissance intime de ses adversaires. En 2011, il avait fait partie des négociateurs du « deal » ayant mené à la libération du soldat Gilad Shalit contre un millier de prisonniers palestiniens.
Interrogé peu après par la télévision publique israélienne Kann, il avait déploré cet accord. « En tant qu’ennemi, j’aurais préféré que vous ne permettiez pas la libération de Shalit, affirmait-il à l’époque, conscient de la capacité du Hamas à tirer parti des fractures internes d’Israël. Parce qu’alors, cela vous aurait déchiré de l’intérieur. Cela aurait eu un effet sur l’ensemble de la société israélienne. »
« UNE ESCALADE SUR TOUS LES FRONTS »
Son assassinat au cœur du fief du Hezbollah à Beyrouth place le mouvement armé chiite au pied du mur. Alors que les responsables israéliens multiplient les mises en garde contre le Parti de Dieu face à la poursuite de ses tirs à la frontière, le choix de l’escalade est désormais entre ses mains. « Le crime que constitue l’assassinat de Saleh Al-Arouri au cœur de la banlieue sud de Beyrouth est une grave agression contre le Liban (…) et ne restera pas sans riposte ou impuni », a promis le Hezbollah.
Son chef, Hassan Nasrallah, devrait dessiner les contours de cette riposte lors d’une allocution prévue mercredi, en fin d’après-midi, à l’occasion de la commémoration de l’assassinat du général iranien Ghassem Soleimani. Depuis le début du conflit dans la bande de Gaza, il s’est montré prudent à ne pas déclencher une guerre totale contre l’Etat hébreu, en dépit des représailles israéliennes qui ont fait plus de cent morts dans ses rangs et une vingtaine de victimes civiles.
« Il y a une escalade sur tous les fronts. La région se dirige vers une confrontation majeure », redoute l’expert libanais Kassem Kassir. Le ministère iranien des affaires étrangères a déclaré que l’assassinat de Saleh Al-Arouri allait donner encore plus de motivation à l’« axe de résistance » contre Israël. En réponse, Daniel Hagari, porte-parole de l’armée israélienne a assuré que ses forces étaient « hautement préparées pour tout scénario.