L’ÉDITO DE LUC DE BAROCHEZ. LE POINT. Au Proche-Orient, une puissance islamiste peut en cacher une autre. La Turquie sunnite profite de l’affaiblissement de l’Iran chiite.
L'ascendant de la Turquie s'accentue au Proche-Orient à mesure que l'étoile de l'Iran décline. Le président Recep Tayyip Erdogan entrevoit une triple chance historique dans la révolution syrienne de décembre 2024 : celle d'accroître le poids géopolitique de son pays, de satisfaire ses intérêts économiques et de porter, simultanément, un coup décisif au nationalisme kurde.
La décapitation du Hezbollah libanais, sous les coups de boutoir d'Israël, puis l'effondrement du régime alaouite syrien, pièce centrale du corridor iranien vers la Méditerranée, ont ébranlé le «croissant chiite» naguère si puissant. Outre la République islamique d'Iran elle-même, il n'en subsiste plus guère qu'une poignée de milices irakiennes ainsi que les houthis yéménites, trop éloignés du Levant pour y jouer un rôle décisif.
À l'inverse, la prise de pouvoir par des islamistes sunnites à Damas ouvre à Ankara un espace d'expansion au cœur de ce qui fut l'Empire ottoman, lequel s'étendait à son apogée, au XVIIe siècle, de l'Afrique du Nord à la Crimée et des Balkans ålamer d'Arabie («Nos frontieres de cœur», a dit Erdogan). Tout à son rêve de restauration de la puissance impériale, l'autocrate entend exploiter le revers que la chute de Bachar el-Assada infligé à la Russie et à l'Iran. La voie est d'autant plus libre pour lui que le poids de l'Europe est devenu marginal au Proche-Orient et que l'effacement américain risque de s'accélérer avec le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche.
Les retombées économiques s'annoncent juteuses. La perspective d'une reconstruction de la Syrie après treize ans de guerre civile (un marché estimé à 400 milliards de dollars par le cercle d'études américain Carnegie) est une aubaine pour les géants turcs de la construction. Surtout, l'entrée de la Syrie dans l'orbite de la Turquie conforte les ambitions de cette dernière de devenir la plaque tournante du commerce de gaz naturel entre les producteurs d'Asie centrale, du Golfe et du Proche-Orient d'un côté et les consommateurs européens de l'autre. Le projet concurrent, qui vise à relier Israël à la Grèce par un gazoduc sous-marin, peine à se concrétiser. Meilleur marché que le gaz transporté par des navires méthaniers, celui qu'on achemine par voie terrestre via la Turquie permettra à Erdogan, comme Poutine avant lui, d'utiliser l'offre énergétique comme levier pour peser sur les politiques européennes.
Enfin, le néosultan compte saisir l'occasion que lui offre le bouleversement politique à Damas pour éradiquer la région autonome que les Kurdes ont établie depuis une décennie dans le Nord-Est syrien. Vu d'Ankara, ce proto-État est à la fois un mauvais exemple donné aux Kurdes de Turquie et un refuge pour les indépendantistes du PKK partisans de la lutte armée contre cette dernière. Le risque de marginalisation des Kurdes dans la nouvelle Syrie est alarmant, car leur déclin s'accompagnerait sans nul doute d'une résurgence de l'État islamique, qu'ils combattent obstiné ment depuis dix ans avec l'appui des Américains.
La démonstration de puissance de la Turquie la place sur le chemin de la confrontation avec Israël, qui craint un déploiement de forces islamistes à sa frontière nord-est. Même s'il se réjouit des coups portés par Tsahal à l'influence iranienne, Erdogan étaie ses prétentions de leadership sur le monde musulman en tenant un discours de plus en plus radical. Il affiche son soutien au Hamas palestinien et se félicite du mandat d'arrêt lancé par la Cour pénale internationale contre le Premier ministre Benyamin Netanyahou, qu'il accuse d'être «pire que Hitler». En riposte, le nouveau chef de la diplomatie israélienne, Gideon Saar, a loué la «grande nation» formée par les Kurdes et proposé qu'Israël les considère comme ses «alliés naturels».
Les ambitions d'Erdogan, cependant, vont bien au-delà du Proche-Orient. Même s'il n'a guère d'amis (à part le Qatar), son activisme diplomatico-militaire embrasse l'Asie centrale, le Caucase, les Balkans, l'Afrique. Il soutient l'agression de l'Azerbaïdjan contre l'Arménie, il a pris sous sa coupe le gouvernement de Tripoli en Libye, il a installé en Somalie la plus grande base militaire turque à l'étranger. En Afghanistan, il multiplie les ouvertures en direction des talibans. Il l'a clamé publiquement, le 18 décembre dernier: il n'entend pas «limiter[son] horizon à 782 000 kilomètres carrés», la superficie de la Turquie. Au moins, il joue cartes sur table.