Les échanges écrits de Yahya Sinwar avec des compatriotes et des médiateurs étrangers montre qu’il est convaincu que le Hamas peut survivre à l’offensive d’Israël
Summer Said et Rory Jones,
The Wall Street Journal / L'Opinion
Depuis des mois, Yahya Sinwar résiste aux pressions pour conclure un accord de cessez-le-feu et de libération des otages avec Israël. Les messages que le chef militaire du Hamas à Gaza envoie aux médiateurs montrent que cette position s'appuie sur le calcul que la poursuite des combats et l'augmentation du nombre de civils palestiniens tués jouent à son avantage.
Nous avons amené les Israéliens exactement là où nous les voulions, affirme M. Sinwar dans un récent message adressé aux responsables du Hamas qui cherchent à négocier un accord avec les responsables qataris et égyptiens.
Les combats entre les forces israéliennes et les unités du Hamas dans le sud de la bande de Gaza ont gravement perturbé l'acheminement de l'aide humanitaire, causé toujours plus de victimes civiles et intensifié les critiques internationales à l'encontre des efforts déployés par Israël pour éradiquer le groupe islamiste extrémiste.
Durant la majeure partie de sa vie politique, façonnée par le conflit sanglant avec un Etat israélien qui n'a, selon lui, pas le droit d'exister, M. Sinwar s'en est tenu à une stratégie simple. Acculé dans un coin, il cherche à s'en sortir par la violence. Le conflit actuel à Gaza ne fait pas exception à la règle.
Dans des dizaines de mes sages consultés par le Wall Street Journal que M. Sinwar a transmis aux négociateurs du cessez-le-feu, à des compatriotes du Hamas en dehors de Gaza et à d'autres personnes, il fait preuve d'un mépris glaçant pour la vie humaine et indique clairement qu'il pense qu'Israël a plus à perdre dans la guerre que le Hamas. Les messages ont été partagés avec le WSJ par de nombreuses personnes ayant des opinions très diverses sur M. Sinwar.
Plus de 37000 personnes ont été tuées à Gaza depuis le début de la guerre, dont une majorité de civils, selon les autorités palestiniennes. Ce chiffre ne précise pas combien d'entre elles étaient des combattants. Les autorités sanitaires affirment que près de 300 Palestiniens ont été tués samedi lors d'un raid israélien qui a permis de sauver quatre otages détenus dans des maisons entourées par des civils, ce qui a fait comprendre à certains Palestiniens qu'ils n'étaient que des pions pour le Hamas.
Dans un message adressé aux dirigeants du Hamas à Doha, M. Sinwar évoque les pertes civiles subies lors des conflits de libération nationale dans des pays comme l'Algérie, où des centaines de milliers de personnes sont mortes en luttant pour arracher l'indépendance à la France. Ce sont des sacrifices nécessaires, affirme-t-il.
Dans une lettre adressée le 11 avril au chef politique du Hamas, Ismaël Haniyeh, après que trois de ses fils adultes ont été tués par une frappe aérienne israélienne, M. Sinwar écrit que leur mort et celle d'autres Palestiniens insufflent de la vie dans les veines de cette nation, en l'exhortant à se hisser toujours plus haut vers sa gloire et son honneur.
M. Sinwar n'est pas le premier dirigeant palestinien à considérer un carnage comme un moyen de pression sur Israël. Mais l'ampleur des dommages collatéraux de cette guerre en termes de civils tués et de destructions commises est sans précédent dans le conflit israélo-palestinien.
Malgré les tentatives féroces d'Israël pour le tuer, M. Sinwar a survécu et gère dans le moindre détail l'effort de guerre du Hamas, rédigeant des lettres, envoyant des messages aux négociateurs du cessez-le-feu et décidant quand le groupe, considéré comme terroriste par les Etats-Unis, doit intensifier où retenir ses attaques.
Son objectif ultime semble être d'obtenir un cessez-le-feu permanent qui permettrait au Hamas de proclamer une victoire historique sur Israël par le simple fait d'avoir survécu et de revendiquer la direction de la cause nationale palestinienne.
Le président Biden tente de forcer Israël et le Hamas à mettre un terme à la guerre. Mais le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu s'oppose à l'arrêt définitif des combats avant ce qu'il appelle la victoire totale sur le Hamas.
En l'absence de trêve durable, M. Sinwar estime que M. Netanyahu n'aurait guère d'autre choix que d'occuper la bande de Gaza et de se retrouver embourbé dans une lutte contre l'insurrection menée par le Hamas pendant des mois ou des années.
C'est une issue que M. Sinwar prédit depuis six ans, lorsqu'il est devenu pour la première fois le chef de la bande de Gaza. Le Hamas pourrait perdre une guerre contre Israël mais cela entraînerait une occupation israélienne ayant à gérer plus de deux millions de Palestiniens.
Pour Netanyahu, une victoire serait encore pire qu'une défaite, a déclaré M. Sinwar à un journaliste italien qui écrivait en 2018 dans un quotidien israélien, Yedioth Ahronoth.
M. Sinwar, aujourd'hui âgé d'une petite soixantaine d'années, avait environ 5 ans lorsque la guerre de 1967 lui a fait connaître sa première expérience importante de la violence entre liens et Arabes. Ce bref combat a réorganisé tout le Moyen-Orient. Israël a pris le contrôle du plateau du Golan au détriment de la Syrie et a arraché la Cisjordanie à la Jordanie. Il s'est également emparé de la péninsule du Sinaï contre l'Egypte, ainsi que de la bande de Gaza, où M. Sinwar a grandi dans un camp de réfugiés géré par les Nations unies.
Le conflit a été constamment présent. Dans un roman publié en 2004, alors qu'il était en prison en Israël, M. Sinwar a écrit dans la préface qu'il était basé sur ses propres expériences. Dans ce livre, un père creuse un trou profond dans la cour d'un camp de réfugiés, pendant la guerre de 1967, et le recouvre de bois et de métal pour en faire un abri.
Un jeune fils attend dans le trou avec sa famille; il pleure en entendant les bruits d'explosion s'intensifier à mesure que s'approche l'armée israélienne. Le garçon essaie de grimper pour sortir, mais sa mère lui crie: «C'est la guerre dehors ! Tu ne sais pas ce que la guerre veut dire?».
M. Sinwar a rejoint le mouvement qui est finalement devenu le Hamas dans les années 1980. Proche du fondateur, le Cheikh Ahmed Yassine, il a mis en place une police interne qui chassait et tuait les informateurs présumés, selon la transcription de ses aveux à des interrogateurs israéliens en 1988.
Condamné à plusieurs reprises à la prison à vie pour meurtre, il a passé vingt-deux ans derrière les barreaux avant d'être libéré en 2011 dans le cadre d'un échange avec un millier d'autres Palestiniens contre le soldat israélien Gilad Shalit.
Lors des négociations entre Israël et le Hamas au sujet de cet échange, M. Sinwar a joué un rôle important en poussant pour libérer des Palestiniens emprisonnés pour avoir tué des Israéliens.
Il voulait même libérer les personnes impliquées dans des attentats à la bombe qui avaient tué un grand nombre d'Israéliens. Il était tellement maximaliste dans ses exigences qu'Israël l'a placé à l'isolement afin qu'il ne perturbe pas les progrès des discussions.
La violence est une constante de son répertoire depuis qu'il est devenu le chef du Hamas à Gaza en 2017. Son mouvement avait arraché le contrôle de l'enclave à l'Autorité palestinienne à l'issue d'un conflit sanglant dix ans plus tôt. Mais si M. Sinwar s'est efforcé au début de son mandat de réconcilier son mouvement avec les autres factions palestiniennes, il a averti qu'il briserait le cou de quiconque se mettrait en travers de son chemin.
En 2018, M. Sinwar a soutenu les manifestations qui se déroulaient chaque semaine à la frontière entre Gaza et le territoire israélien. Craignant des brèches dans la barrière, l'armée Israélienne a plusieurs fois tiré sur les Palestiniens et les agitateurs qui s'approchaient trop près. Tout cela faisait partie du plan.
Nous ne faisons les gros titres qu'avec du sang, a déclaré M. Sinwar dans l'entretien qu'il a accordé à l'époque à un journaliste italien. Pas de sang, pas d'information.
En 2021, les pourparlers de réconciliation entre le Hamas et les factions palestiniennes semblaient progresser vers l'organiprisation des premières élections législatives et présidentielles depuis quinze ans pour désigner la direction de l'Autorité palestinienne. Mais au dernier moment, le président de celle-ci, Mahmoud Abbas, a annulé le scrutin. La voie politique étant fermée, M. Sinwar a choisi de déchlencher un bain de sang pour changer le statu quo, en tirant des roquettes sur Jérusalem dans un contexte très tendu dans la ville entre Israéliens et Palestiniens. Le conflit de onze jours qui a suivi a fait 242 morts palestiniens et 12 israéliens.
Les frappes aériennes ont causé de tels dégâts que les responsables israéliens étaient persuadés que M. Sinwar serait dissuadé de s'attaquer à nouveau aux civils du pays.
Mais c'est le contraire qui s'est produit. Les autorités israéliennes pensent aujourd'hui que c'est à partir de cette date que M. Sinwar a commencé à planifier les attaques du 7 octobre. L'un de ses objectifs était de mettre fin à la paralysie du processus de résolution du conflit israélo-palestinien et de regagner une importance diplomatique au plan mondial, selon des responsables arabes et du Hamas au fait des réflexions de M. Sinwar.
Après plus d'un demi-siècle d'occupation israélienne des territoires palestiniens, les partenaires de la coalition d'extrême droite de M. Netanyahu parlaient en effet d'annexer des terres en Cisjordanie revendiquées par les Palestiniens pour un futur Etat. De son côté, l'Arabie saoudite, autrefois championne de la cause palestinienne, était en pourparlers pour normaliser ses relations avec Israël.
Bien que M. Sinwar ait planifié et donné son feu vert aux attentats du 7 octobre, les premiers messages adressés aux négociateurs du cessez-le-feu montrent qu'il a semblé surpris par la brutalité de la branche armée du Hamas et des autres Palestiniens, ainsi que par la facilité avec laquelle ils ont commis des atrocités à l'encontre des civils.
Les choses sont devenues incontrôlables, écrit M. Sinwar dans l'un de ses messages, en référence aux gangs qui ont pris en otage des femmes et des enfants. Des gens se sont retrouvés embarqués là-dedans, et cela n'aurait pas dû se produire.
C'est d'ailleurs devenu l'argument mis en avant par le Hamas pour expliquer le bilan des victimes civiles du 7 octobre.
Au début de la guerre, M. Sinwar tente d'utiliser les otages comme monnaie d'échange pour retarder une opération terrestre israélienne à Gaza. Un jour après l'entrée des soldats de Tsahal dans l'enclave, il déclare que le Hamas est prêt à conclure un accord immédiat pour échanger ses otages contre la libération de tous les prisonniers palestiniens détenus en Israël.
Mais il a mal anticipé la réaction d'Israël au 7 octobre. M. Netanyahu déclare que son pays va détruire le Hamas et que le seul moyen de forcer le groupe à libérer les otages est de recourir à la pression militaire.
M. Sinwar semble également avoir mal interprété le soutien que l'Iran et la milice libanaise Hezbollah étaient prêts à lui offrir.
Lorsqu'en novembre le chef politique du Hamas, M. Haniyeh, et son adjoint, M. Saleh al-Arouri, se rendent à Téhéran pour rencontrer le guide suprême iranien, l'ayatollah Ali Khamenei, il leur est signifié que l'Iran soutient le Hamas mais qu'il n'interviendra pas dans le conflit.
Il a été induit en erreur en partie par eux et en partie par lui-même, estime Ehud Yaari, un commentateur israélien qui connaît M. Sinwar depuis son incarcération. Il a été extrême ment déçu.
En novembre, les dirigeants politiques du Hamas commencent en privé à prendre leurs distances avec lui, affirmant qu'il a lancé les attaques du 7 octobre sans leur en parler, selon des ponsables arabes qui ont discuté avecle Hamas.
A la fin novembre, Israël et le Hamas conviennent d'un cessez-le-feu et de la libération de certains otages détenus par les militants. Mais l'accord prend fin au bout d'une semaine. Au début du mois de décembre, alors que l'armée israélienne démantèle rapidement les structures militaires du Hamas, la direction politique du groupe commence à rencontrer d'autres factions palestiniennes pour discuter de la réconciliation et d'un plan pour l'après-guerre. M. Sinwar n'est pas consulté.
Dans un message envoyé aux dirigeants politiques, M. Sinwar qualifie ces discussions de fin de conflit de honteuses et scandaleuses.
Tant que les combattants sont encore debout et que nous n'avons pas perdu la guerre, de tels contacts doivent immédiate ment prendre fin, exige-t-il. Nous avons la capacité de continuer à nous battre pendant des mois.
Le 2 janvier, M. Arouri est tué lors d'une frappe israélienne présumée à Beyrouth. M. Sinwar commence alors à changer sa façon de communiquer, selon des responsables arabes. Il se met à utiliser des pseudonymes et des codes et ne transmet plus ses messages que par l'intermédiaire d'une poignée de collaborateurs de confiance, alternant entre notes audio, messages confiés oralement à des intermédiaires et notes écrites, expliquent-ils.
Néanmoins, la teneur de ses communications indique qu'il a l'impression que les choses commencent à tourner en faveur du Hamas.
A la fin de ce même mois, l'avancée militaire d'Israël se ralentit pour se transformer en une bataille épuisante dans la ville de Khan Younès, la ville natale de M. Sinwar. Israël commence à perdre davantage d'hommes. Le 23 janvier, plus d'une vingtaine de soldats israéliens sont tués dans le centre et le sud de la bande de Gaza, soit la journée la plus meurtrière de l'invasion pour Tsahal.
Les médiateurs arabes s'activent alors pour accélérer les pourparlers en vue d'un cessez-le-feu. Le 19 février, Israël fixe comme date butoir le ramadan un mois plus tard - pour que le Hamas rende les otages sous peine de subir une offensive terrestre à Rafah, que les resresponsables israéliens décrivent comme le dernier bastion du groupe militant.
Dans un message, M. Sinwar exhorte ses camarades de la direction politique du Hamas à l'extérieur de la bande de Gaza à ne pas faire de concessions et à réclamer une fin définitive de la guerre. Le nombre élevé de victimes civiles crée une pression mondiale sur Israël, insiste M. Sinwar. La branche armée du groupe est prête à contrer l'assaut, ajoute-t-il dans ses messages.
Le voyage d'Israël à Rafah ne sera pas une promenade de santé, affirme-t-il encore dans un message adressé aux dirigeants du Hamas à Doha.
Fin février, une distribution d'aide à Gaza tourne au drame lorsque les forces israéliennes tirent sur des civils palestiniens qui se pressent devant les camions, incitant les Etats-Unis à renforcer leur pression sur Israël pour qu'il limite le nombre de victimes civiles.
Les désaccords entre les dirigeants israéliens du cabinet de guerre éclatent au grand jour. Alors que M. Netanyahu ne formule toujours aucun plan de gouvernance pour Gaza après la guerre, son ministre de la Défense, Yoav Gallant, lance des mises en garde en privé contre une réoccupation de la bande de Gaza. Les Israéliens se demandent de plus en plus si le pays n'est pas en train de perdre la guerre.
En mai, Israël menace à nouveau d'attaquer Rafah si les pourparlers de cessez-le-feu restent dans l'impasse mais la déclaration est considérée par le Hamas comme une simple tactique de négociation.
M. Netanyahu indique alors qu'Israël doit intervenir à Rafah pour y détruire la structure militaire du Hamas et mettre fin à la contrebande en provenance d'Egypte.
La réponse de M. Sinwar ne se fait pas attendre. Le Hamas tire sur le point de passage de Kerem Shalom le 5 mai, tuant quatre soldats. Les responsables du Hamas à l'extérieur de Gaza commencent à faire écho à son attitude confiante.
Depuis, Israël a lancé son opération à Rafah. Mais comme M. Sinwar l'avait prédit, cette opération a un coût au plan humanitaire et diplomatique.
En attendant, ses messages indiquent qu'il est prêt à mourir au combat.
Dans un récent message adressé à ses alliés, le chef du
Hamas compare la guerre à une bataille du VIP siècle à Ker- bala, en Irak, où le petit-fils du prophète Mahomet a été tué de
manière controversée. Nous devons continuer d'avancer sur le chemin sur lequel
nous nous sommes engagés, écrit- il. Ou, sinon, qu'il advienne une nouvelle Kerbala.