Le captagon déferle sur le Golfe

Le captagon déferle sur le Golfe
الجمعة 7 يوليو, 2023

 

Le 13 juin dernier, Bagdad a annoncé une nouvelle saisie de 44 000 comprimés de captagon destinés au marché local. De l’Irak à Oman en passant parl’Arabie saoudite, cette drogue de synthèse aux effets euphorisants représenterait un marché de plusieurs dizaines de milliards de dollars selon les autorités américaines. Washington et Riyad font pression sur les pays producteurs– la Syrie, le Liban– pour que cesse ce trafic.

PAR CLÉMENT GIBON*

Dissimulés dans des cageots de fruits, des poteries, des boîtes de chocolats, de houmous ou de loukoums, ou encore dans des boyaux de moutons vivants. Chaque année, en de multiples postes-frontières du Proche-Orient, plusieurs milliers de kilos de captagon, un psychotrope de synthèse, sont interceptés. Au moins trois millions de pilules cachées dans des caisses de pommes ont été saisies en mars dernier par les autorités irakiennes entre la province syrienne de Deir Ezzor et la région désertique d’Anbar, dans l’ouest du pays. Quelques semaines plus tard, c’est l’Arabie saoudite qui annonçait la prise de huit millions d’unités, les autorités exhibant les trafiquants photographiés de dos devant un amas de cachets (1). Un think tank américain, le New Lines Institute for Strategy and Policy, a estimé que le chiffre d’affaires généré par cette substance aurait atteint 3,5 milliards de dollars en 2020 et pourrait s’élever à 5,7 milliards de dollars en 2021 (2). L’essentiel de ce trafic concerne les pays du Proche-Orient et les monarchies du Golfe, même si, de temps à autre, des saisies interviennent aussi au Maghreb. En novembre dernier, les autorités marocaines annonçaient ainsi avoir mis la main sur deux millions de pilules en provenance du Liban dont une partie devait être réacheminée vers les pays d’Afrique de l’Ouest.

La facilité de production de ce psychotrope qui peut être synthétisé avec des matériaux peu coûteux rend ce trafic d’autant plus intéressant que les marges sont importantes. Ainsi, un comprimé dont le coût de revient est de quelques cents américains est vendu 20 dollars à l’usager en Arabie saoudite ou dans les Émirats, et cela pour un effet qui peut durer jusqu’à quatre jours. Un autre atout du captagon est que, même s’il est prohibé par les autorités, les consommateurs ne le rangent pas dans la même catégorie que des substances clairement proscrites par les autorités religieuses islamiques telles que l’alcool ou des drogues comme le cannabis, la cocaïne ou l’héroïne. « Le captagon est très prisé dans les monarchies du Golfe pour ses effets récréatifs. Il permet aussi de contourner en partie le tabou culturel associé à la consommation de stupéfiants, nous explique Mme Caroline Rose, coauteurey du rapport du New Lines Institute. Le fait qu’il soit associé à l’obtention d’une plus grande productivité, comme pouvoir rester éveillé pour réviser ses examens, l’a rendu très populaire. »

L’entreprise allemande Degussa Pharma Gruppe acommercialisé le captagon à partir du début des années 1960, comme un médicament psychotrope composé de fénétylline – une drogue de synthèse de la famille des amphétamines –, à prescrire en cas de troubles déficitaires de l’attention ou de narcolepsie. Sur le comprimé blanchâtre, deux « C » entrelacés représentaient des croissants. Très vite, des militaires mais aussi des étudiants ou encore des habitués des fêtes nocturnes l’ont utilisé après qu’on avait repéré qu’il permettait de rester éveillé plus longtemps.

La Syrie, un narco-État?

Ce potentiel d’utilisation à des fins non médicales ainsi que le risque de dépendance ont conduit en 1986 à l’inscription de la fénétylline au tableau II de la convention des Nations unies sur les substances psychotropes, ce qui visait à en limiter la production et le commerce. Après la destruction de la plupart des stocks en Europe de l’Ouest dans les années qui suivirent, un premier commerce informel se mit en place dans la région des Balkans, avec une production en Bulgarie acheminée vers la Turquie puis le Proche-Orient.

« Les trafiquants ont d’abord utilisé les stocks existants jusqu’à les épuiser, puis ils ont remplacé la fénétylline par du sulfate d’amphétamine », explique M. Laurent Laniel, analyste scientifique à l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. « Le captagon a ainsi gardé son nom, mais sa formule chimique a été complètement transformée, et pourrait continuer d’évoluer », insiste le chercheur. À la fin des années 1990, la perspective que la Bulgarie adhère à l’Union européenne et le rapprochement entre Ankara et Bruxelles ont limité les marges de manœuvre des trafiquants, les obligeant à déplacer leur production vers le Proche-Orient. Aujourd’hui, même si l’Europe demeure un grand producteur mondial de sulfate d’amphétamine, le marché du captagon se situe principalement dans une aire à cheval sur le Liban et la Syrie. Mme Rose rappelle que, dès le début des années 2000, des laboratoires de production de cette drogue ont été démantelés au Liban. Deux décennies plus tard, le pays du Cèdre abrite encore de nombreux petits laboratoires mobiles tout au long de la frontière poreuse syro-libanaise, notamment dans la plaine de la Bekaa.

« Chaque fois que les autorités libanaises mènent des opérations de démantèlement, ces laboratoires se déplacent en Syrie pour une période temporaire et reviennent ensuite à l’intérieur des frontières une fois que la répression s’apaise», affirme Mme Rose. Le trafic est à l’origine d’accrochages entre l’armée libanaise et les trafiquants, qui n’hésitent pas à ouvrir le feu. En février, trois soldats ont trouvé la mort lors d’un raid antidrogue à Haour Taala, dans la Bekaa (3). Le captagon provoque aussi des tensions diplomatiques récurrentes entre Beyrouth et les monarchies du Golfe. En juin 2021, l’Arabie saoudite décidait d’interdire les importations de fruits et légumes en provenance du Liban. De quoi obliger les trafiquants à trouver d’autres parades. En avril, les Forces de sécurité intérieure libanaises (FSI) annonçaient la saisie de quelque dix millions de pilules dissimulées dans une cargaison de caoutchouc à Tripoli et destinées, selon les autorités, au Sénégal puis à l’Arabie saoudite.

Le Liban est loin d’être l’unique base de production du captagon. Selon Mme Rose, l’essentiel de la capacité de fabrication se situe en Syrie avec des laboratoires que la chercheuse qualifie d’« usines ». Cette « confection industrielle » implique au moins quinze sites majeurs, notamment le long de la côte contrôlée par le pouvoir de M. Bachar Al-Assad. On la retrouve aussi dans les gouvernorats de Damas, d’Alep et de Homs, cela sans oublier les zones frontalières avec le Liban, l’Irak ou la Jordanie, où le psychotrope s’exporte par voies terrestres. Dans un pays où le régime impose sa main de fer dans toutes les zones qu’il contrôle, il est évident que la production de captagon n’est possible que parce qu’elle est tolérée par l’autorité politique. Isolé sur le plan diplomatique, frappé de sanctions par les pays de l’Ouest, en délicatesse jusqu’à il y a peu avec ses voisins turc et irakien, Damas a cherché à diversifier ses revenus quitte à se voir reprocher de devenir un narco-État. Une mise en cause que le régime de M. Al-Assad récuse.

Toutefois, selon les informations que nous avons pu recueillir, M. Maher Al-Assad, le frère du président et chef de facto de la 4e division, une unité d’élite, jouerait un rôle pivot dans ce trafic. « La 4e division supervise une série d’installations industrielles de production de captagon qui sont principalement ancrées dans les zones tenues par le régime. Elle a également renforcé sa présence le long de la frontière sud, avec la Jordanie et le Liban », affirme Mme Rose. M. Thomas Pietschmann, chercheur à l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC), incite néanmoins à la prudence quand il s’agit de désigner les responsables du trafic. « C’est un jeu d’accusations que tous les acteurs utilisent. Certains soutiennent que le captagon est produit par le régime syrien, d’autres vont accuser les groupes rebelles, ou encore les djihadistes. » Quoi qu’il en soit, cette drogue est tout autant consommée au Liban et en Syrie que dans les pays voisins.

Des saisies et des sanctions internationales

Pour remédier au développement du commerce du captagon, et notamment limiter son trafic dans la région, le président américain a promulgué en décembre 2022 la loi sur le captagon, qui affirme que le commerce de ce produit est une « menace transnationale pour la sécurité » des États-Unis. Selon M. French Hill, représentant républicain qui avait déposé le projet de loi en décembre 2021, le texte doit notamment permettre de perturber et de démanteler les réseaux de production de drogue liés au régime syrien. « Nous avons élaboré une stratégie, en collaboration avec nos alliés et nos partenaires, en pensant qu’elle améliorerait la santé publique dans la région, qu’elle réduirait le financement illicite du régime d’Al-Assad et qu’elle renforcerait la stabilité de la zone », nous explique l’élu. De concert, les États-Unis et le Royaume-Uni ont ainsi imposé en mars dernier des sanctions aux personnes impliquées dans un commerce qui, selon certains experts cités par les gouvernements américain et britannique, rapporterait 57 milliards de dollars au régime de M. Al-Assad (4). Soit dix fois les estimations les plus usuelles concernant le marché proche-oriental du captagon et trois fois la valeur des commerces combinés des cartels mexicains.

On retrouve dans cette liste des hauts fonctionnaires du régime, des hommes d’affaires de premier plan, des chefs de milices et des proches de M. Al-Assad, sans oublier des membres du parti libanais Hezbollah, accusé de mettre ses capacités militaires et logistiques au service de la protection des sites de production et du transport des marchandises. Pour M. Laniel, le réseau dépasse cependant largement l’État syrien, et ses proches sont parfois trop facilement accusés.

« J’ai du mal à croire que c’est l’État syrien qui arrive seul à fournir des tonnes et des tonnes de captagon sans complicités. Les risques pour les trafiquants sont considérables, avec par exemple la peine de mort pour eux en Arabie saoudite. Vu l’ampleur de ce commerce, il existe sûrement un trafic institutionnalisé dans les pays du Golfe avec des acteurs locaux qui prennent en charge la marchandise. »

Les autorités du Golfe sont toutefois décidées à empêcher que le captagon s’installe définitivement comme produit de large consommation, à l’image du qat au Yémen. Entre 2020 et 2022, le nombre de saisies de ce produit est passé de 80 à 513, selon un document de l’ONUDC que nous avons pu consulter. La normalisation en cours entre la Syrie et les autres membres de la Ligue arabe va-t-elle changer la donne, Damas étant obligé de mettre un frein au trafic pour complaire à ses partenaires et voisins ? Le 19 mai, le sommet de la Ligue arabe à Djeddah marquait le retour du régime de M. Al-Assad au sein de cette institution avec notamment une intensification des contacts diplomatiques entre Damas et les monarchies du Golfe, exception faite du Qatar. Alors que la question du captagon avait été abordée dans le cadre des négociations entre Riyad et Damas, qu’en mars dernier M. Maher Al-Assad s’était déjà rendu en Arabie saoudite pour préparer la normalisation, les diplomates saoudiens ont confirmé que la question du captagon avait été abordée lors du sommet de la Ligue arabe. Mais ils ont aussi démenti l’information relayée par la presse du Golfe selon laquelle Riyad aurait offert 4 milliards de dollars à Damas en échange d’un arrêt complet de la production du psychotrope ou, du moins, d’un arrêt des expéditions vers la péninsule (5). Les prochains mois, et l’inventaire des saisies, témoigneront de la portée de cette normalisation et de ses effets sur les réseaux de trafiquants.

En attendant, face aux mesures prises par les pays du Golfe pour surveiller les marchandises provenant du Liban ou de Syrie, les cargaisons de captagon passent aujourd’hui par des pays de transit enAsie, enAfrique ou en Europe. Plusieurs saisies ont été effectuées en Grèce ou encore en Italie. Et les pays frontaliers de la Syrie et du Liban semblent être de plus en plus impliqués dans le commerce et la consommation locale, notamment la Jordanie.

(1) Adam Lucente, «SaudiArabia seizes 8 million Captagon pills as it courts Syria’s Assad to clamp down», Al-Monitor, 10 mai 2023, www.almonitor.com 

(2) Caroline Rose et Alexander Söderholm, «The Captagon threat : A profile of illicit trade, consumption, and regional realities», New Lines Institute for Strategy and Policy, Washington, DC, 5 avril 2022, https://newlinesinstitute.org 

(3) Layal Dagher, «Three soldiers killed in Bekaa during raid on drug traffickers», L’Orient Today, 16 février 2023, https://today.lorientlejour.com 

(4) Communiqué de presse, «Tackling the illicit drug trade fuelling Assad’s war machine», Foreign, Commonwealth and Development Office, Londres, 28 mars 2023, www.gov.uk 

(5) Maya Gebeily, «Arabs bring Syria’sAssad back into fold but want action on drugs trade», Reuters, 10 mai 2023, www.reuters.com 

*Le Monde Diplomatique