Le royaume saoudien a décidé unilatéralement de baisser le prix de ses barils vendus en Asie. Une façon d’affirmer son autorité sur un cartel de l’or noir, aussi affaibli que désuni, et de se relancer sur le marché mondial du brut.
Par Adrien Pécout / Le Monde
L’année commence par un coup de semonce chez les pétroliers. Unilatéralement, l’Arabie saoudite s’apprête à casser son prix de vente officiel, comme si le royaume voulait rappeler l’étendue de sa marge de manœuvre et, surtout, préserver sa part de marché face à la concurrence. Y compris parmi les autres membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), dont il est l’incontestable chef de file.
Sa compagnie, Saudi Aramco, numéro un mondial, prévoit une ristourne importante. Jusqu’à 2 dollars (environ 1,82 euro) de baisse pour les barils de brut commercialisés en Asie, à partir du 1er février. Soit le rabais le plus important en l’espace de vingt-sept mois, notait, dès le 7 janvier, l’agence de presse Reuters.
Pour l’heure, les clignotants ont réagi timidement sur ce marché mondialisé. Jeudi 11 janvier, en Europe, le baril de brent de la mer du Nord était en légère hausse d’un jour sur l’autre : autour de 77 dollars (+ 0,79 %). Idem pour son équivalent américain, le West Texas Intermediate, à peine audessus des 72 dollars (+ 0,91 %).
Avec ses soldes de février, le premier exportateur mondial entend surtout conserver sa clientèle et ses revenus. C’est à croire qu’il craint à présent d’en perdre une partie, et qu’il se trouve las de fournir les efforts les plus importants, dans les rangs de l’OPEP.
Stabiliser les prix
De fait, depuis juillet 2023, la monarchie du Golfe laisse chaque jour environ 3 millions de barils sous terre : elle en extraie 9 millions au lieu de 12. La mesure, reconduite au moins jusqu’en mars, vise à stabiliser les prix à un niveau élevé. Elle a jusqu’à présent rencontré un succès mitigé. Certes, en septembre 2023, le baril de brent a failli retrouver la barre symbolique des 100 dollars. Mais le revoilà, à présent, sous les 80 dollars. « L’OPEP, en tant qu’instrument de régulation du marché pétrolier, repose avant tout sur l’Arabie saoudite », insiste Marc-Antoine Eyl-Mazzega, directeur du Centre énergie et climat de l’Institut français des relations internationales. Pour les autres membres de l’organisation, la marge de manœuvre s’avère autrement limitée.
Au sein même de la structure, les quotas de production alimentent les tensions. Surtout quand il s’agit d’appliquer des baisses collectives. Pour se soustraire à de telles obligations, il y a peu, l’Angola a quitté le cartel. Depuis le 1er janvier, celui-ci compte donc à présent douze membres : les cinq cofondateurs de 1960 (Arabie saoudite, Iran, Irak, Koweït et Venezuela), ainsi qu’un autre Etat du Moyen-Orient (les Emirats arabes unis) et six pays africains (Libye, Algérie, Nigeria, Gabon, Guinée équatoriale et Congo). « La plupart des membres ne sont pas en mesure de produire davantage et essaient déjà de produire tout ce qu’ils peuvent, pour garantir dans leur pays la stabilité politique, économique et sociale », souligne M. Eyl-Mazzega. Des exemptions de quotas existent même pour les Libyens, les Venezueliens et les Iraniens.
Pour le dire autrement, les Saoudiens coordonnent là un club en perte d’influence. Surtout, ces dernières années, au vu de la production croissante des Etats-Unis (pétrole de schiste), du Canada (sables bitumineux), mais aussi du Brésil et du Guyana (en eau profonde).
En 1973, date du premier choc pétrolier, l’OPEP couvrait environ la moitié de l’offre mondiale. En 2022, son pourcentage est descendu à un peu plus du tiers : presque 13 % pour les seuls Saoudiens et 23 % pour les autres membres, selon les données de l’Energy Institute, organisme britannique. Mais il convient d’ajouter les quelque 19 % de dix autres pays, en particulier la Russie, puis le Mexique, le Kazakhstan, Oman ou encore l’Azerbaïdjan.
Ces dix alliés coopèrent avec le cartel depuis 2016, sans en être membres pour autant. Le regroupement informel, dit « OPEP+ », vient d’ailleurs d’élargir son espace : le Brésil a confirmé, fin 2023, son intention de le rejoindre en 2024.
Pour peser sur le marché, « il faut déjà que l’OPEP dispose encore d’un poids important en part de marché », rappelle Philippe Copinschi, enseignant à Sciences Po. « Et il faut qu’elle soit crédible, si elle veut que les tradeurs la prennent au sérieux. Donc il faut une certaine cohésion, une solidarité entre ses membres. »
Une inconnue de taille
Pour les Saoudiens reste une inconnue de taille : la demande en pétrole, par exemple dans l’industrie, voire chez les automobilistes. A court terme, son annonce de rabais s’explique aussi parce que le royaume « redoute l’impact d’un ralentissement économique sur la consommation » à travers le monde, selon Francis Perrin, directeur de recherche à l’Institut de relations internationales et stratégiques.
Dans le plan Vision 2030, présenté en 2016, le prince héritier Mohammed Ben Salman s’attend à ce que son pays diversifie ses sources de revenus. Ce n’est pas manifestement pas encore pour demain, vu le poids de ses exportations d’hydrocarbures, malgré leur impact ravageur sur le climat. « L’Arabie saoudite a énormément besoin d’argent frais pour financer tous ses projets faramineux, comme ceux autour de l’Exposition universelle 2030, la coupe du monde de football 2034, la ville nouvelle de Neom, etc. », rappelle Hasni Abidi, directeur, à Genève, du Centre d’études et de recherche sur le monde arabe et la Méditerranée. Sans parler des dépenses militaires : la défense apparaît comme le principal secteur du budget de l’Etat saoudien.