La guerre à Gaza va bouleverser les équilibres régionaux pour le demi-siècle à venir. Parmi les acteurs du conflit, Téhéran, qui n'a pas soutenu le Hamas comme ce dernier l'espérait. Le pays a même élu un président réformateur, écrit Antoine Basbous, directeur de l'Observatoire des pays arabes.
Lorsque le Hamas a lancé son raid au sud d'Israël, le 7 octobre 2023, tué près de 1.150 personnes et pris 251 otages, il pensait que l'Etat hébreu serait submergé par des attaques simultanées de l'« axe de la résistance » formé par lui-même, le Liban, la Syrie, l'Irak, le Yémen et surtout l'Iran. Il rêvait même de déstabiliser la Jordanie, via sa majorité palestinienne, et de mobiliser tous les pays arabes pour venir au secours de Gaza !
La réalité fut plus modeste. Le Hezbollah est entré en action pour soulager le théâtre gazaoui, en « fixant » une partie de Tsahal dans le Nord, mais a pris soin de n'user que d'armes basiques. II évite ainsi une riposte israélienne massive, qui lui ferait perdre son contrôle sur le Liban, et conserve ses vecteurs sophistiqués pour le jour où il faudrait défendre son parrain iranien.
Téhéran est, lui, resté l'arme au pied après avoir applaudi le « déluge d'Al Aqsa » et encouragé le Hamas, mais nié avoir été au courant de l'attaque! Cette position, risible tant l'Iran a patiemment cerné Israël de ses « essaims de frelons », a froissé quelques dirigeants palestiniens, qui l'ont fait savoir.
Pis, le Guide suprême a fait élire un président réformateur, chargé de négocier avec le « grand Satan » la levée des sanctions qui étouffent l'Iran et d'attirer les investissements américains. Après onze mois d'une riposte israélienne ayant tué plus de 40.000 Gazaouis et profondément traumatisé les autres, ce changement de pied de son mentor vis-à-vis du principal soutien d'Israël perturbe le Hamas. Mais l'Iran avait-il d'autre choix après la disparition mystérieuse de l'ex-président Raïssi dans un accident d'hélicoptère, et surtout le double assassinat du chef des miliciens du Hezbollah, Fouad Chokr, à Beyrouth, et du chef politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh? Tétanisé, l'Iran a même repoussé la réplique à l'humiliant assassinat de Haniyeh dans sa capitale.
Ayant surmonté le choc des premiers mois, Israël a repris l'initiative militaire - malgré ses divisions internes - et son Premier ministre attend avec impatience l'occasion d'enrôler les Etats-Unis dans une action visant à détruire le programme nucléaire militaire de l'Iran. L'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) n'a-t-elle pas accusé Téhéran d'avoir accéléré ce dernier? Et, en pleine phase électorale, les Américains ne pourraient que très difficilement retenir la main d'Israël ou conditionner leur soutien...
Cette guerre va sans doute bouleverser pour le demi-siècle à venir les équilibres régionaux. La bande de Gaza est invivable, et la campagne de colonisation en Cisjordanie s'accélère sous l'impulsion des ministres suprémacistes, qui veulent achever la guerre de conquête de 1948 en chassant les Palestiniens vers la Jordanie, qu'ils voient comme la « patrie de substitution » des Palestiniens. Ces derniers ont été la principale victime de la sinistre stratégie iranienne, conçue par le général Soleimani éliminé par les Américains en 2020. Mais les pays de la région ont, eux aussi, souffert des destructions directes ainsi que des effets indirects du conflit.
Israël, tout d'abord, fait face aux dépenses de guerre et au manque à gagner généré par la mobilisation de ses travailleurs sous les drapeaux. Mais l'on peut citer l'Egypte, privée de l'essentiel des recettes du canal de Suez par les houthis yéménites agissant pour Téhéran, ou encore la Jordanie qui a perdu son flux touristique... Les pays arabes qui luttent contre l'islamisme pâtissent aussi du conflit. Ils ne peuvent soutenir le Hamas, aux mains de Téhéran, mais leurs « opinions publiques » sont solidaires du combat légitime des Palestiniens, qu'ils assimilent au Hamas. Du fait de ce « hiatus », ces pays sont apparus aussi marginalisés qu'impuissants sur la scène internationale.
Combien de décennies encore cette région est-elle condamnée à vivre dans l'instabilité et l'insécurité ? Israël se voit en « forteresse assiégée » et investit dans son armement. Mais il serait encore plus judicieux de miser sur des relations de bon voisinage, meilleure assurance-vie pour l'Etat hébreu. Cela passera obligatoirement par la reconnaissance d'une entité palestinienne dont les frontières seraient garanties par un déploiement américain et/ou de l'Otan. La création d'un bureau de liaison de l'Otan en Jordanie, décidée lors du sommet de juillet, est à ce titre un petit signal de bon augure.