Par Isabelle Lasserre - Le Figaro
ANALYSE - Vladimir Poutine a toujours manifesté de l’ambiguïté, voire une empathie intéressée, pour les groupes terroristes.
Devant les Occidentaux, Vladimir Poutine se présente toujours comme celui qui lutte de manière inlassable contre le terrorisme islamiste. Il fut le premier à téléphoner à George Bush après les attentats du 11 septembre 2001. Il a séduit une partie des droites européennes en montrant du doigt l’immigration devenue incontrôlable sur le Vieux Continent. Mais tout cela n’a jamais été qu’un trompe-l’œil. Sous l’Union soviétique comme dans la Russie de Poutine, le Kremlin a toujours manifesté de l’ambiguïté, voire une empathie intéressée, pour les mouvements islamistes et les groupes terroristes.
La liste des exemples est si longue qu’elle fait peser un doute sur le rôle des autorités russes dans les événements du Daghestan musulman. Dans cette région ultra-surveillée où Moscou punit ses opposants pour la moindre critique contre le gouvernement postée sur les réseaux sociaux, « il est difficile de croire que de telles manifestations violentes ont pu être organisées dans la république autonome russe sans l’assentiment du pouvoir », explique Françoise Thom, historienne et spécialiste de la Russie. Alors que les manifestations sont d’ordinaire interdites en Russie, on a pu voir dimanche des supporteurs du Hamas appeler à la mort des Juifs en plein Moscou…
C’est en manipulant la carte islamiste que Vladimir Poutine s’est hissé au pouvoir à Moscou. Les attentats de 1999 à Moscou, attribués aux Tchétchènes mais sans doute organisés par le FSB, le descendant du KGB, puis l’incursion au Daghestan de chefs tchétchènes, probablement manipulés par le sulfureux oligarque Boris Berezovsky, lui avaient permis de lancer la deuxième guerre contre Grozny.
Financer les extrémistes en Tchétchénie
Mais son prédécesseur, Boris Eltsine, avait lui aussi islamisé le conflit tchétchène en important volontairement, via Moscou où un visa les attendait, des islamistes du Golfe dans la petite république caucasien du soufisme. Le Kremlin voulait à l’époque couper à la racine tout soutien occidental aux Tchétchènes en les rendant infréquentables. « Les modérés comme le président Maskhadov ont été marginalisés et éliminés, au profit de chefs de guerre comme Bassaïev, de plus en plus attirés dans l’orbite islamiste », poursuit Françoise Thom. L’ancien président Maskhadov se disait à l’époque persuadé que certains oligarques entourant Eltsine contrôlaient et finançaient les djihadistes en Tchétchénie, via le FSB et le GRU (services de renseignements militaires). Certains, comme le journaliste américain Paul Klebnikov, affirmaient même que les enlèvements de personnalités en Tchétchénie « faisaient partie de la politique d’État russe », destinée, grâce à un système de rançons, à financer les éléments extrémistes en Tchétchénie pour isoler le pays et détruire son image à l’étranger.
Avant l’explosion de la nouvelle guerre entre Israël et le Hamas, la Tchétchénie et le Daghestan ont fourni des supplétifs à l’armée russe pour son invasion de l’Ukraine. Les troupes du dictateur tchétchène Kadyrov, que Vladimir Poutine laisse infliger la charia à son peuple, avaient déjà semé la terreur dans le Donbass en 2014. En avril 2021, la Russie a rapatrié 34 orphelins de volontaires caucasiens de Daech tués en Syrie, à la demande des autorités de Tchétchénie et du Daghestan. On dit aussi, dans les milieux informés, que ce sont les services russes qui ont permis à des Tchétchènes d’aller combattre en Syrie, où certains ont occupé des postes de responsabilité dans la structure militaire de Daech à Raqqa. D’ailleurs, les frappes russes contre l’État islamique en Syrie ont été assez peu nombreuses, le Kremlin ayant toujours considéré que l’organisation terroriste était la meilleure carte à jouer pour maintenir Bachar el Assad au pouvoir. Quant aux liens privilégiés que les dirigeants russes entretiennent avec les talibans, ils sont connus de tous.
Mais le soutien aux groupes terroristes, notamment islamistes, se manifestait déjà à l’époque soviétique, où le KGB les noyautait et les utilisait. L’URSS, via le GRU, a armé et entraîné les terroristes palestiniens et arabes de l’OLP, notamment après les accords de Camp David quand Moscou avait rompu avec Israël et créé le « front du refus » hostile au traité de paix israélo-égyptien, en 1978. « La politique d’aujourd’hui est la continuation de la politique soviétique », constate Françoise Thom. À l’époque déjà, le Moyen-Orient était l’un des champs de bataille de la guerre froide et l’exploitation de l’identité islamique était aussi un moyen de repousser et d’affaiblir l’Occident. « Hier comme aujourd’hui, le Kremlin y voit une manière de pousser la politique anti occidentale », explique Galia Ackerman, historienne et directrice du site Desk Russie.
Une nouvelle opportunité contre l’Occident
Comme la Turquie, la Russie joue d’autant plus facilement aujourd’hui sa « carte islamique » qu’elle a des conséquences graves en Occident. Depuis le 7 octobre, le pouvoir russe a refusé de condamner le Hamas. Vladimir Poutine a endossé, comme à certaines époques soviétiques, un antisémitisme d’État. Il a encouragé la propagande pro Hamas à Moscou et dans le Caucase du nord. Il a aussi reçu une délégation du Hamas à Moscou. Poutine se frotte les mains et se réjouit de cette nouvelle guerre qui lui fournit une nouvelle opportunité dans son combat contre l’Occident, affaiblit le camp qui soutient Kiev, et augmente son influence vis-à-vis des pays du sud.
En quoi les événements du Daghestan, qui ont failli dégénérer en pogroms, peuvent-ils servir la Russie ? S’agit-il de discréditer les Daghestanais avant une possible et prochaine opération de répression ? Les républiques du nord Caucase ont été déstabilisées par la guerre en Ukraine et des courants de résistance ont été créés. Ou s’agit-il, comme le suggère Galia Ackerman, d’un « avertissement » aux Juifs de Russie, d’une injonction à « choisir leur camp et à s’abstenir de critiquer le Hamas » ? À moins que Moscou n’utilise le Hamas pour revenir au centre du jeu , faire monter les enchères et proposer au monde une « offre de service », comme elle l’avait fait en Syrie en 2016.
Fidèles à leur habitude des accusations inversées, le pouvoir et les médias russes ont accusé les Ukrainiens et les Occidentaux d’être à l’origine des événements au Daghestan… Si Poutine est celui qui a allumé la mèche caucasienne, saura-t-il l’éteindre ?