Le Moyen-Orient au bord de l’embrasement

Le Moyen-Orient au bord de l’embrasement
السبت 10 أغسطس, 2024


Par Sara Daniel - Le Nouvel Obs

Analyse Après l’assassinat par Israël du numéro un politique du Hamas, Ismail Haniyeh, au cœur même de Téhéran, l’Iran se retrouve contraint de répliquer. La seule question étant de savoir quand et comment.

C’est un coup fatal qui a été porté à la République islamique. Car les dictatures, religieuses comme les autres, savent que le secret qu’elles imposent et la peur qu’elles suscitent sont des conditions de leur survie. Or Ismail Haniyeh – l’allié de l’Iran, l’ami fidèle, son compagnon de résistance à l’« ennemi sioniste » et surtout son invité de marque à l’occasion de l’investiture du ­nouveau président de la ­République iranienne Massoud Pezeshkian – a été abattu par les services israéliens au cœur même du dispositif le plus sécurisé de Téhéran. Un assassinat chirurgical, opéré dans le nord de la ville, près du palais de Saadabad, la résidence officielle de la présidence, dans un immeuble pourtant bunkérisé par les pasdarans, les gardiens de la révolution. Le chef politique du Hamas a été éliminé dans sa chambre, à 2 heures du matin, le 31 juillet.

Depuis cette humiliation suprême que l’Etat hébreu vient d’infliger au régime des mollahs (même si l’assassinat n’a pas été revendiqué), le monde entier retient son souffle. La tension incandescente entre les deux puissances régionales, ravivée par les massacres du 7 octobre et sans cesse attisée depuis par l’opération militaire à Gaza, finira-t-elle par dégénérer en embrasement régional ? Un nouveau front est-il en train de s’ouvrir? A l’heure où nous mettions sous presse, mardi soir, ces questions restaient en suspens. Une chose en revanche semblait certaine: les Iraniens ne peuvent pas laisser cette gifle publique sans réponse. D’autant que l’assassinat de Haniyeh en Iran a été suivi, au Liban, par celui du chef militaire du Hezbollah, Fouad Chokr, qu’Israël tenait pour responsable de la frappe ayant tué douze enfants et adolescents druzes sur le plateau du Golan, le dernier weekend de juillet.

Aussitôt, le guide suprême, Ali Khamenei, a menacé Israël d’un « châtiment sévère », tandis que le guide religieux du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a promis « une bataille ouverte sur tous les fronts ». Leurs inféodés, le Hamas palestinien et les rebelles yéménites houthis, jurent aussi de riposter. Le président du Parlement iranien, Mohammad Baqer Qalibaf, a résumé la ligne d’action que pourrait suivre le régime: «Nos forces militaires donneront une leçon historique à Israël et aux Etats-Unis», a-t-il déclaré le 4 août, en martelant que «le Parlement exige une réponse dissuasive ». Mais il a ajouté aussitôt – et ça n’a pas échappé à tous ceux qui redoutent un conflit armé direct entre Israël et l’Iran – que cette réponse devrait se faire tout en «préservant les intérêts nationaux et se montrer digne d’une vengeance pour notre invité, le martyr Haniyeh».

QUITTER LE LIBAN
Du côté de l’allié indéfectible de l’Etat hébreu, des signaux sont également envoyés. Ainsi Washington a ordonné le déploiement d’avions de combat et de bâtiments de guerre supplémentaires sur le terrain du Moyen-Orient. Et le commandant du Centcom (responsable des opérations militaires des Etats-Unis au Moyen-Orient, en Asie centrale et en Asie du Sud), le général Michael Korilla, est arrivé dans la région pour coordonner les pays de la zone afin de faire face à une éventuelle attaque contre Israël de la République islamique ou de son affidé le Hezbollah.

Preuve que la menace est prise très au sérieux, plusieurs pays, dont la France, ont appelé leurs ressortissants à quitter immédiatement le Liban, l’ambassade américaine allant jusqu’à exhorter ses citoyens à prendre « n’importe quel billet d’avion disponible ». En attendant une éventuelle offensive d’ampleur, les combats continuent sur le front nord. Dans les jours qui ont suivi l’assassinat d’Ismail Haniyeh, la Quatorzième Chaîne israélienne rapportait que le Hezbollah libanais avait tiré 50 roquettes sur le nord d’Israël, activant les systèmes de défense du pays. Mais les agences de presse proches des gardiens de la révolution affirment que ces tirs de roquette ne font pas partie de la réponse de la République islamique à la mort de Haniyeh. Selon le site Iran Watch, la commission de la Sécurité nationale et de la Politique étrangère du Parlement tiendra une réunion avec les commandants des gardiens de la révolution et les responsables de la sécurité et du renseignement le 14 août, pour examiner les détails de l’assassinat de Haniyeh et la manière dont la République islamique y répliquera.

Alors que peuvent faire concrètement l’Iran et ses alliés au Liban, au Yémen et en Irak ? Après le bombardement du consulat iranien de Damas le 1er avril 2024, le régime des mollahs avait déclenché l’opération Promesse honnête en envoyant plusieurs centaines de drones Shahed (« martyrs » en persan) et de missiles sur le territoire israélien. Téhéran avait néanmoins pris le soin d’avertir les Etats-Unis en amont. L’affront est cette fois plus important, et la réplique pourrait l’être d’autant. La probabilité d’un conflit régional s’intensifie, surtout qu’Israël ne cache pas sa détermination à en découdre avec son ennemi atavique. D’abord parce qu’il pense que le régime qui appelle chaque vendredi, au cours de la prière, à le rayer de la carte, se rapproche de la compétence nucléaire. Ensuite, parce que le Premier ministre Benyamin Netanyahou, pris en tenaille par les partis d’extrême droite de son gouvernement, joue cyniquement la carte de l’état de guerre permanent pour se maintenir au pouvoir. C’est bien la crainte d’un véritable embrasement qui pousse les diplomates de la région à une intense activité pour éviter le pire des scénarios, à l’image du ministre des Affaires étrangères jordanien, Ayman Safadi, premier haut fonctionnaire du pays à se rendre à Téhéran depuis vingt ans.

CONTESTÉ DE L’INTÉRIEUR
L’Iran n’a certes aucun intérêt à déclencher une guerre totale. Parce que son régime est trop contesté de l’intérieur, surtout depuis la mort de la jeune étudiante Mahsa Amini – pour un voile mal ajusté – et que la population iranienne y est dans son immense majorité farouchement opposée. A cet égard, le discours de Hassan Nasrallah qui a suivi l’assassinat d’Ismail Haniyeh a été inhabituellement prudent et rejoint la menace relativement pondérée du président du Parlement iranien: « Nous sommes en colère mais nous sommes sages. Notre réponse peut venir de n’importe où et à n’importe quel moment. Nous cherchons une réponse à la fois forte et calculée… »

La chercheuse Hanin Ghaddar, du Washington Institute for Near East Policy, autrice d’une carte interactive qui comptabilise toutes les échauffourées à la frontière entre Israël et le Liban, ne croit pas à une extension du conflit au Liban: «Les chefs du Hezbollah pensent que les Etats-Unis soutiennent les récentes actions militaires d’Israël. Les forces américaines ont frappé au moins deux fois les milices irakiennes soutenues par l’Iran, après les assassinats de Haniyeh et de Chokr, et Biden a assuré Israël de son soutien en cas d’attaque. Les navires de l’US Navy se sont aussi rapprochés des eaux libanaises. Toutes ces actions sont perçues comme un grand signe “défense d’attaquer” pour le Hezbollah… » Elle estime que pour accroître l’hésitation du Hezbollah à adopter une réponse militaire massive vis-à-vis d’Israël, les Etats-Unis devraient demander à la France et à l’Arabie saoudite de faire pression sur la scène libanaise. « Le Liban doit se libérer de la tutelle iranienne. En choisissant un président déterminé à le faire. En faisant en sorte que la banque centrale libanaise aide à réglementer le cash du Hezbollah. Et surtout en contrôlant les ports, les aéroports et la frontière avec la Syrie, tous les points où les armes en provenance d’Iran sont acheminées… » Ce serait le prix à payer pour éviter l’escalade et maintenir une forme de paix dans la région.

Quelle que soit la suite du conflit, un embrasement régional ou une réponse « mesurée», l’Iran sort en tout cas grandement fragilisé de cette attaque perpétrée en son cœur. Sur la méthode employée, plusieurs hypothèses circulent. Selon sept responsables moyen-orientaux, cités par le « New York Times», un engin explosif aurait été introduit il y a deux mois dans la résidence de Haniyeh par le Mossad, puis déclenché à distance par des agents présents sur le sol iranien. Selon l’agence iranienne Fars News, l’immeuble aurait plutôt été touché par un projectile, une information confirmée par un individu séjournant dans le bâtiment. De toutes ces versions, aucune n’est favorable à l’Iran, et certainement pas à son corps d’élite… Aujourd’hui, des rumeurs de limogeage des responsables de la sûreté du régime résonnent dans tout Téhéran même si elles ont été aussitôt démenties. Un membre de la commission de Sécurité nationale du Parlement iranien, Abolfazl Zahravand, a provoqué un scandale en admettant l’existence d’agents du Mossad sur le territoire iranien et en dénonçant le faible niveau de protection du système contre les infiltrations israéliennes. Les gardiens de la révolution sont sidérés de découvrir que leur appareil sécuritaire a été déjoué de l’intérieur, comme dans les séries télévisées à succès de l’Etat hébreu, «Fauda» ou «Téhéran». Leur stupéfaction fait un écho humiliant à celle qu’ont pu ressentir les services secrets israéliens au lendemain des massacres du 7octobre. Jaber Rajabi, militant et analyste politique, nous l’explique: «Après la mort de Haniyeh, les appareils de sécurité de la République islamique ont perdu confiance en eux.»

OFFRIR DES “VOIES DE SORTIE”
Ce n’est pas la première fois qu’Israël réussit une opération en Iran. Le Mossad a déjà éliminé des cibles sur ce territoire. Et ce, en partie grâce à la profonde impopularité de la République islamique dans d’importantes franges de la population civile. Kylie Moore-Gilbert, une islamologue et universitaire australo-britannique, qui a passé plusieurs années en détention en Iran en raison de soupçons d’espionnage au profit d’Israël, en explique très bien le ressort et la motivation dans un article de «The Atlantic»: «Israël a été capable de capitaliser sur le bilan de la République islamique en matière de mauvaise gouvernance, de mauvaise gestion économique, de pauvreté et de répression politique » en proposant des «voies de sortie» à leurs potentiels collaborateurs. « Celles-ci peuvent prendre la forme d’argent ou d’offres de résidence permanente, non seulement pour les Iraniens qui participent à leurs opérations, mais également pour les membres de leur famille, poursuit cette spécialiste du Moyen-Orient. A cet égard comme à bien d’autres, la République islamique est devenue son plus grand adversaire : s’étant montrée au fil des décennies imperméable à la modération idéologique ou aux réformes de l’intérieur, elle a fini par être si détestée que son propre peuple– ses plus grandes victimes– est prêt à accepter la possibilité que l’ennemi de son ennemi [Israël] soit son ami. »