La feuille de route, qui fait de la reconnaissance d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967 un préalable à la reprise des négociations de paix, se heurte à une fin de non-recevoir de Washington.
Par Philippe Ricard et Hélène Sallon (Beyrouth, correspondante), Le Monde
A l’image de l’appel lancé par l’Arabie saoudite à « arrêter le génocide » perpétré par l’armée israélienne contre les Palestiniens, les gouvernements arabes n’ont pas eu de mots assez durs pour condamner l’offensive lancée par l’Etat hébreu, lundi 6 mai, autour de Rafah ; l’opération d’ampleur lancée sur cette ville où sont massés 1,4 million de Gazaouis est leur ligne rouge. Une nouvelle catastrophe humanitaire entamerait encore un peu plus le crédit de ces gouvernements au sein de leurs opinions publiques. Elle compliquerait l’élaboration d’un plan pour le « jour d’après » qui peine déjà à prendre forme.
Entre les Etats arabes et l’administration américaine, dont les mains sont liées par le refus d’Israël d’envisager autre chose qu’une occupation militaire de la bande de Gaza, les violons sont loin d’être accordés.
Quand les premiers insistent sur la reconnaissance d’un Etat palestinien comme pilier d’une solution diplomatique, Washington fait de la normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël une priorité. Cette dissonance entame le consensus arabe. Elle aiguise les divergences de vues et la « compétition pour le leadership entre le Qatar, les Emirats arabes unis et l’Arabie », note un diplomate égyptien.
Après plusieurs mois de concertation sous l’égide des Saoudiens, le groupe de contact arabe, qui réunit aussi l’Egypte, les Emirats arabes unis, la Jordanie et le Qatar, a finalisé une proposition commune. Présenté, le 29 avril, à Riyad, au secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, le plan s’est heurté à une fin de non-recevoir de Washington. Cette feuille de route détaillée, que Le Monde a pu consulter, fait de la reconnaissance d’un Etat palestinien dans les frontières de 1967, avec Jérusalem-Est pour capitale, par le Conseil de sécurité des Nations unies, un préalable à des négociations de paix entre Israël et les Palestiniens.
« Cela consiste à inverser la logique d’Oslo. C’est seulement à partir de la reconnaissance de l’Etat palestinien que l’on peut sérieusement envisager travailler sur la manière d’arriver à la décolonisation. Amman présente cela comme une politique du fait accompli pour consacrer la solution à deux Etats et empêcher tout retour en arrière », explicite Laure Foucher, experte à la Fondation pour la recherche stratégique. Les Etats arabes avaient eu un avant-goût de la réponse américaine avec le veto mis par Washington à la résolution pour l’admission de l’Etat de Palestine à l’ONU, présentée par l’Algérie au Conseil de sécurité, le 18 avril.
Un « moment pas opportun »
A Riyad, ils attendaient néanmoins des engagements de la part des Américains. « Ils espéraient présenter leur plan et “dealer” avec les Etats-Unis, puis le présenter aux Européens et aller au Conseil de sécurité. Le plan a échoué. M. Blinken a dit non sur chacun des sujets, même si on ne peut pas parler à proprement dit d’un veto. Les Américains ne sont pas prêts à faire un mouvement sur les sujets politiques », commente une source diplomatique française. « [Ils] ont dit que le moment n’était pas opportun pour une telle initiative, qui n’est pas de nature à encourager les Israéliens à des concessions », confirme le diplomate égyptien.
Les Etats arabes sont divisés sur la marche à suivre. La plupart ne veulent pas tordre le bras de Washington en poussant à une nouvelle résolution onusienne. « Ce n’est pas une carte à jouer à la légère. Elle doit être utilisée en dernier recours, dans le cadre d’un plan global auquel des garanties politiques auront été données », estime une source égyptienne.
La France, qui coordonne un nouveau projet de résolution comprenant des volets sur le « jour d’après » et la reprise d’un processus de paix pour une solution à deux Etats, temporise. « Cette résolution aura du mal à s’imposer. La réunion de Riyad a confirmé que le contexte n’était pas propice. On continue de la négocier », dit une source diplomatique.
De leur côté, les Saoudiens essaieront probablement de pousser pour une reconnaissance unilatérale de l’Etat palestinien, surtout par les Etats-Unis, mais aussi par le Royaume-Uni et les pays européens, note Anna Jacobs, spécialiste du golfe Arabo-Persique à l’International Crisis Group. Washington y est réticent. « La discussion est ouverte et assez avancée à Paris », ajoute la source diplomatique. Mais pas autant qu’en Espagne, en Irlande, en Slovénie ou à Malte, qui pourraient reconnaître la Palestine dès le 21 mai. Le vote, prévu vendredi à l’Assemblée générale de l’ONU, pour rehausser le statut d’observateur de la Palestine à celui de membre à part entière, bien que non contraignant, sera l’occasion de se compter.
L’administration Biden défend une vision du « jour d’après » qui n’est autre que celle d’avant la guerre. Elle veut sceller la normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël avant la présidentielle américaine de novembre. Seule cette offre peut, selon elle, inciter le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, à des concessions sur Gaza, en lui offrant une victoire diplomatique. « Le problème est que M. Blinken veut que les Saoudiens déclarent leur disposition à une normalisation avant même que les Israéliens n’acceptent leurs conditions : une feuille de route claire vers la reconnaissance d’un Etat palestinien, souligne la source égyptienne. On voit mal M. Nétanyahou faire cette concession. »
Au prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, Washington fait miroiter en contrepartie un pacte de défense et un soutien pour développer le nucléaire civil dans le royaume. A Riyad, M. Blinken a affirmé que cette partie de l’accord était quasi finalisée. Le 5 mai, le conseiller américain à la sécurité nationale, Jake Sullivan, a toutefois exclu qu’elle puisse être scellée seule, en l’absence du volet normalisation.
Au sein du cabinet Nétanyahou, c’est un tout autre plan qui est envisagé. Selon le New York Times, il voudrait inviter une alliance de pays arabes, ainsi que les EtatsUnis, à partager la surveillance de la bande de Gaza après la guerre. Cette formule est à l’opposé de celle préconisée dans le plan arabe – la présence de forces internationales de protection et de maintien de la paix, sous un mandat du Conseil de sécurité de l’ONU, en Cisjordanie, à Jérusalem et dans la bande de Gaza. Elle est néanmoins envisagée à Abou Dhabi et à Riyad, mais dans le cadre d’une feuille de route pour la création d’un Etat palestinien.
Une forme de désespérance
« Tout le monde ou presque a refusé le plan » de force d’interposition arabe, affirme une source arabe. L’Egypte et la Jordanie, qui sont les plus à même de déployer des troupes au sol, y sont très réticentes. « Amman ne veut pas d’une force d’interposition arabe. Il n’est pas question de paraître collaborer avec Israël, alors que le royaume est déjà en difficulté sur la scène intérieure, avec 95 % de la population qui réclame de rompre le traité de paix avec Israël », explique Laure Foucher. Au Caire, selon la source égyptienne, on estime que les garanties de protection ne sont pas réunies, ni du côté du Hamas palestinien, qui ne veut pas d’une force étrangère dans l’enclave, ni du côté israélien.
La perspective qu’un plan arabe voie le jour est mince, alors que Washington n’arrive pas même à imposer un cessez-le-feu à Gaza. Cela nourrit une forme de désespérance des Etats arabes. « Jamais un gouvernement israélien n’a été aussi imprévisible. Jamais les Américains n’ont eu si peu de leviers sur Israël. Ils sont prêts à mettre en danger la stabilité de leurs partenaires arabes, par le risque de déplacement forcé de Palestiniens en Egypte ou en Jordanie, pour le salut d’un seul homme [Benyamin Nétanyahou] », se désole la source égyptienne.