Exploitant la colère provoquée par les bombardements israéliens à Gaza, Moscou et Pékin entretiennent l’espoir de rallier à leur cause le plus grand nombre de pays. Or la rivalité stratégique coexiste avec la coopération économique, note, dans sa chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
La défaite serait consommée. Elle serait intervenue quelque part dans les ruines de la bande de Gaza, signalée par une plaque poussiéreuse : ci-gît la crédibilité politique du monde occidental auprès du Sud global. Vrai ? faux ?
Le capital moral que les Occidentaux espéraient avoir préservé sur la scène internationale se serait effondré au bord de la Méditerranée orientale. Il en irait ainsi, au profit de la Chine et de la Russie, attachées à démolir ce qu’elles appellent l’« hégémonisme américain » (ou « occidental », selon les jours).
La question est posée sous forme de réquisitoire : comment échapper à l’accusation d’« hypocrisie » quand les bombardements russes sur l’Ukraine suscitent aux Etats-Unis et en Europe des condamnations unanimes, et pas les frappes israéliennes sur le territoire palestinien de Gaza ?
A cette question, l’Afrique, le Moyen-Orient, l’Asie, l’Amérique latine auraient répondu en incriminant, une fois encore, le « deux poids, deux mesures » des Occidentaux… Inutile de dire que, dans ce domaine précis du « deux poids, deux mesures », ledit Sud global concurrence allègrement le Nord global. Inutile de rappeler la « razzia pogromiste » du 7 octobre 2023 perpétrée par les islamistes du Hamas, dit Gilles Kepel : la dévastation provoquée par la réponse israélienne efface tout – à tort ou à raison. Oubliée, notamment, la responsabilité du mouvement palestinien.
Réviser l’« ordre libéral international »
« Le soutien à l’existence d’Israël et à son droit à se défendre est constitutif de l’identité de l’Occident contemporain », écrit Kepel dans le beau chapitre qui clôt son dernier livre, Holocaustes. Israël, Gaza et la guerre contre l’Occident (Plon, 216 pages, 20 euros). Dès lors, devant la terrible punition collective infligée à une population gazaouie prisonnière de son territoire, « le magistère politique occidental sur la planète post-1945 » serait en voie de déconsidération globale.
En 2003, l’invasion de l’Irak par les Etats-Unis sans feu vert de l’ONU – comme celle de l’Ukraine par la Russie – avait porté un coup sérieux, presque fatal, à un « magistère » déjà malmené par le conflit israélo-palestinien. Car l’« ordre libéral international », la pax americana du lendemain de la seconde guerre mondiale, s’accommodait fort bien de la violation systématique des résolutions onusiennes sur l’illégale colonisation des territoires palestiniens – dans l’indifférence complice des Américains et des Européens.
Autant de considérations qui n’ont pas échappé aux deux grandes puissances « révisionnistes » de l’heure. La Chine et la Russie se sont unies dans un pacte d’« amitié sans limite » afin de réviser l’« ordre libéral international » dans un sens qui leur soit favorable. Elles veulent que soit reconnu leur droit à une zone d’influence – le Pacifique occidental pour Pékin, l’Ukraine et la Géorgie pour Moscou. Dans cet espace, elles auraient vocation naturelle à régner en puissance de tutelle. Elles réclament aussi la dissolution des pactes militaires conclus durant la guerre froide en Europe et en Asie. Parmi d’autres revendications.
Les pouvoirs chinois et russes n’ont pas condamné l’agression du 7 octobre 2023 ni qualifié le Hamas de terroriste, au risque de dégrader leurs relations, jusque-là excellentes, avec Israël. Exploitant la colère provoquée par les bombardements israéliens, Moscou et Pékin entretiennent l’espoir de rallier à leur cause – la révision de l’ordre international – le plus grand nombre de pays du Sud global. Ainsi, la rivalité entre l’axe russo-chinois et les Occidentaux se trouverait confirmée, à Gaza comme en Ukraine, dans son rôle de principe structurant la scène internationale d’aujourd’hui. Cette thèse a sa part de réalité et donc de vérité. Mais d’autres lignes de fracture se dessinent. Elles conduisent à nuancer, sinon contredire, le portrait d’un Sud global qui, Gaza aidant, viendrait unanimement se ranger derrière le duo sino-russe. Pour appréhender ces lignes, il faut se décentrer, gagner l’Asie – la zone qui incarne le dynamisme économique du siècle.
Là, l’Inde, pays le plus peuplé du monde, se veut solidaire des autres Etats émergents, mais elle a fait ses choix stratégiques : face à l’expansionnisme chinois, ses alliés sont les Etats-Unis et ces deux autres filiales occidentales que sont l’Australie et le Japon. Même si leur avenir économique est lié à la Chine, des pays comme le Vietnam ou les Philippines comptent d’abord sur l’Amérique pour les aider à contenir l’impérialisme pékinois.
La thèse d’un monde structuré autour de la rivalité entre les Occidentaux, d’un côté, et, de l’autre, le couple russo-chinois s’appuyant sur le Sud global est réductrice. Elle sous-entend un nouvel affrontement de type guerre froide. Or il n’y a pas de conflictualité globale : la rivalité stratégique – pour réviser l’ordre international – coexiste avec la coopération économique.
La Chine de Xi Jinping a fait le choix d’une croissance tirée par l’exportation de produits à forte valeur ajoutée. C’est une option qui suppose à la fois d’attirer des investisseurs occidentaux et de cultiver les marchés à l’exportation les plus rentables – l’Europe, les Etats-Unis et le Japon. On ne mettra pas ici en doute l’attachement profond et bien connu des Chinois à la cause palestinienne, mais de là à se fâcher avec les Occidentaux…
Le crédit moral d’un Occident infidèle à ses principes a peut-être touché le fond auprès du Sud global, à la grande satisfaction de Vladimir Poutine et de Xi Jinping. Mais, si l’on en croit la direction prise par les flux migratoires de l’époque, il reste tout de même un brin d’attractivité côté Nord global.