Le résistible déclin de l’Occident

Le résistible déclin de l’Occident
الاثنين 13 نوفمبر, 2023

Les guerres d’Ukraine et de Soukkot ont fait basculer le rapport de force en défaveur de l’Occident, qui doit renouer avec les valeurs de la liberté et de la raison.

Par Nicolas Baverez - Le Point

L'Occident a dominé le monde de la fin du XVe siècle au début du XXIe siècle, exportant sa puissance, ses modes de production et ses idées sur tous les continents. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, dans une Allemagne en ruine, Oswald Spengler avait prédit son déclin, en raison des dérèglements du capitalisme, du déracinement des masses, de la chute de sa vitalité et de la perte de ses valeurs. Son jugement s'est révélé exact pour l'Europe qui s'est suicidée avec les guerres du XXe siècle qu'elle a engendrées et qui l'ont détruite matériellement et spirituellement. En revanche, il a été démenti par les États-Unis qui ont joué un rôle décisif dans la victoire des démocraties lors des trois grands conflits mondiaux et qui ont relevé avec succès les défis de l'Allemagne hitlérienne, du Japon nationaliste et de l'Union soviétique.

Le XXIe siècle, qui s'est ouvert avec la célébration du triomphe de l'Occident, semble désormais placé sous le signe de son déclin effectif. La mondialisation débouche sur la désoccidentalisation du monde. L'Occident ne compte plus que 1,3 milliard de citoyens sur les 8 milliards d'hommes qui peuplent la planète. Le décollage du Sud a réduit le poids du G7 de 75 à 45% du PIB mondial depuis 1975, l'Asie (35% du PIB mondial) produisant désormais plus que les États-Unis (25%) ou l'Union européenne (16,5%). L'enchaînement des guerres perdues d'Afghanistan, d'Irak, de Syrie et du Sahel a décrédibilisé ses capacités stratégiques et diplomatiques. Dans le même temps, le soft power lié à la gestion du système multilatéral, au monopole du dollar comme monnaie internationale, à la profondeur et à la sécurité de ses marchés financiers, à l'extraterritorialité de son droit s'est effrité et se trouve de plus en plus contesté.

Les guerres d'Ukraine et de Souccot ont cristallisé l'isolement de l'Occident face au rapprochement des empires autoritaires et du Sud global, et souligné le basculement du rapport de force en sa défaveur. La conviction d'un déclin de l'Occident s'est imposée, exacerbée par le ressentiment contre le passé colonial. L'invasion de l'Ukraine et l'attaque d'Israël le 7 octobre ont vu s'imposer le narratif de la Russie et du Hamas puis les démocraties mises en minorité au sein de l'Assemblée générale de l'ONU. Le multilatéralisme est écarté au profit d'un nouvel ordre mondial fondé sur les zones d'influence et les rapports de force, où les États-Unis seraient bannis d'Asie, du Moyen-Orient et d'Amérique latine comme la France d'Afrique. La mondialisation se fragmente en blocs idéologiques, financiers, commerciaux, normatifs, et se militarise à marche forcée. Les géants du Sud affirment leurs ambitions de puissance et assument le recours décomplexé à la force armée en Ukraine comme au Sahel, en Israël ou au Haut-Karabakh - où l'Azerbaïdjan, activement soutenu par la Turquie, a réalisé la purification ethnique des 120 000 Arméniens qui habitaient l'enclave.

Les causes de la désoccidentalisation du monde sont à chercher moins du côté des empires autoritaires ou des djihadistes que des démocraties elles-mêmes. Après l'effondrement de l'Union soviétique, elles ont renoncé à construire un ordre mondial, faisant de 1989 une paix manquée comme en 1918 et contrairement à 1945. Puis elles ont entrepris de distribuer les pseudo-dividendes de leur victoire en trompe-l'oeil, cédant aux mirages du capitalisme de bulle, de la mondialisation dérégulée, de l'avènement de la démocratie de marché. Elles ont ainsi perdu le contrôle du système mondial en 2001, du capitalisme en 2008, de la santé publique en 2020, de leur sécurité en 2022. Les attentats islamistes et le retour d'une menace stratégique existentielle émanant des empires autoritaires sont allés de pair avec la montée des populismes, favorisée par la déstabilisation des classes moyennes. Cette crise intérieure a culminé avec Donald Trump qui a méthodiquement délégitimé les institutions des États-Unis, sapé leur soft power et leurs alliances stratégiques, démantelé le multilatéralisme, tout en cultivant sa proximité avec les autocrates. L'idée s'est alors installée que le modèle démocratique était devenu défaillant pour assurer le développement économique et technologique, le progrès social, l'unité et la sécurité nationales, et que les régimes autoritaires étaient les plus efficaces et les plus légitimes pour relever les défis du XXIe siècle. Avec des conséquences redoutables. Les tyrannies se sont engouffrées dans le vide créé par la faiblesse du leadership, le grand désarroi des opinions publiques et la contestation des valeurs occidentales pour mettre en œuvre leur volonté d'expansion territoriale, multipliant les conflits armés et étendant la guerre à de nouveaux domaines-commerce, énergie, révolution numérique, transition écologique, information, espace, cybermonde.

Les empires autoritaires ne sont ni infaillibles, comme le montre la Chine que le pouvoir absolu de Xi Jinping a enfermée dans une crise sanitaire, démographique et économique, ni invincibles, comme le souligne l'échec stratégique de la Russie en Ukraine, ni légitimes aux yeux de leurs citoyens, ainsi que le rappelle la révolte des femmes en Iran. Ils ne sont pas parfaitement alignés et loin d'être toujours en phase avec le Sud plus divisé que global. De leur côté, les États-Unis ont montré une forte capacité d'innovation face à la pandémie comme à la percée de l'IA, puis de mobilisation face à l'invasion de l'Ukraine par la Russie et à l'attaque d'Israël par le Hamas. Le déclin de l'Occident n'a donc rien d'inéluctable. Il ne dépend que des démocraties de le conjurer.