CHRONIQUE - La visite de Vladimir Poutine en Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis pourrait esquisser un alignement entre la Russie et les riches régimes arabes pétroliers, analyse notre chroniqueur - Renaud Girard. Le Figaro
Le somptueux accueil réservé, le 6 décembre 2023, à Vladimir Poutine, par les deux plus puissantes pétromonarchies du golfe Persique a sidéré les Occidentaux. Pour sa « visite de travail » en Arabie saoudite puis aux Émirats arabes unis, le président russe est arrivé escorté par quatre de ses chasseurs bombardiers Soukhoï SU-35S, qui furent autorisés à atterrir. Les chasseurs arabes de fabrication occidentale n’ont pris le ciel que pour y dessiner les bandes blanche, bleue et rouge du drapeau de la Fédération de Russie.
Paria de la communauté internationale après son invasion ratée de l’Ukraine du 24 février 2022, inculpé par la CPI, Vladimir Poutine a su patiemment attendre son heure pour revenir dans l’arène diplomatique. L’occasion lui en a été donnée par la reprise du conflit israélo-palestinien. La colère des leaders et des populations arabo-musulmanes croît envers l’Amérique, à qui ils reprochent son soutien inconditionnel à Israël dans sa guerre à Gaza. Ce grand retour s’est donc fait par la Porte d’Orient, dont le président russe maîtrise depuis longtemps tous les contours.
Dans les perceptions moyen-orientales, l’amplitude des destructions actuelles à Gaza a complètement effacé le souvenir de celles de Marioupol. Le veto américain mis, le 8 décembre 2023, au Conseil de sécurité de l’Onu, à un projet émirien de résolution exigeant un cessez-le-feu humanitaire - voté par treize membres sur quinze - a accru, au Moyen-Orient, le sentiment que les États-Unis ne pouvaient plus y jouer un rôle d’honest broker (« intermédiaire sincère »). Vladimir Poutine a immédiatement compris qu’il avait là un rôle à prendre. Après son voyage dans le Golfe, il a reçu son homologue iranien jeudi à Moscou, puis s’est entretenu dimanche, pendant près d’une heure, avec le premier ministre israélien. Pour un paria international, ce n’est pas mal.
Le communiqué russe postérieur à ce long entretien téléphonique sur la guerre à Gaza a laconiquement indiqué que la Russie était « prête à fournir toute l’assistance possible pour alléger la souffrance des civils et désamorcer le conflit ». Même si, pratiquement, il y a peu de chances pour que la Russie parvienne prochainement à « désamorcer » le conflit, ces propos sont efficaces en termes de propagande. Extérieurement, ils renforcent l’influence de Poutine auprès du « Sud global » ; intérieurement, cela lustre son image auprès du peuple russe, dont il sollicitera les suffrages le 17 mars 2024, pour obtenir un cinquième mandat.
Il serait exagéré de dire que les pétromonarchies, neutres dans le conflit russo-ukrainien, rechercheraient volontairement leur finlandisation, mais force est de constater que s’ébauche actuellement un certain alignement entre la Russie et les riches régimes arabes pétroliers. Cet alignement est fondé sur des intérêts politiques et économiques communs.
Politiquement, les pétromonarchies et la Russie partagent la même détestation pour les leçons de droits de l’homme qu’aime prodiguer l’Occident, et la même méfiance à l’égard de son goût pour les sanctions, qu’elles considèrent comme des guerres sournoises.
On se souvient qu’au G20 de Buenos Aires, au mois de novembre 2018, deux leaders, considérés comme les moutons noirs des relations internationales, passaient leur temps ensemble, à se réconforter mutuellement : Vladimir Poutine et MBS (Mohammed Ben Salman, le prince héritier gouvernant l’Arabie saoudite). Au premier étaient reprochées son annexion de la Crimée et son ingérence dans le Donbass ukrainien des années 2014 et 2015 ; au second, l’assassinat, le 2 octobre 2018 au consulat saoudien à Istanbul, de l’opposant Jamal Khashoggi, éditorialiste occasionnel au Washington Post. Face au harcèlement moral de l’Occident, s’ébauchait déjà une sorte d’axe de solidarité des régimes autoritaires.
Cette solidarité entre moutons noirs nous rappelait le traité de Rapallo, signé le 16 avril 1922, entre l’Allemagne de Weimar et l’Union soviétique de Lénine. Il débouchera sur l’aide clandestine au réarmement allemand, qui se fera sur le territoire soviétique pendant toutes les années 1920.
Économiquement, les intérêts des pétromonarchies du Golfe et de la Russie sont alignés depuis que cette dernière a rejoint, en 2016, l’Opep+. Mercredi 6 décembre, l'Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la Russie ont décidé ensemble de baisser leur production pétrolière, aux fins d’enrayer la chute des cours.
En 2022, beaucoup de commentateurs occidentaux ont annoncé la fin de Poutine. Il est vrai qu’il avait commis la gigantesque erreur de sous-estimer la volonté ukrainienne de résistance et de surestimer la valeur de l’armée russe. Il vient de démontrer qu’il n’est toujours pas mort politiquement et qu’il reste un joueur d’échecs de bon niveau.