PHOTO. Sur la façade d’un immeuble des banlieues sud de Beyrouth, où le Hezbollah est puissant, un grand panneau promeut l’élection présidentielle russe... et Vladimir Poutine, le 9 mars 2024. En arabe y est inscrit «Offenser les croyances religieuses d’autrui n’est pas de la liberté d’expression». Hussein Malla
Par Muriel Rozelier, Le figaro
GRAND RÉCIT - Le regain d’influence de Moscou au Levant, du Liban à la Syrie en passant par les Territoires palestiniens, est palpable. Mais il demeure limité par la puissance américaine.
Sur l’autoroute qui relie Damas à Beyrouth, des affiches publicitaires attirent l’attention. Ne serait-ce que parce qu’elles sont écrites en russe, à la gloire de l’ancienne Armée rouge. « L’armée qui a vaincu le nazisme ne peut être vaincue », lit-on dans la traduction en arabe avant que le panneau ne disparaisse du champ de vision. Ce n’est pas la première fois au Liban que les grands axes routiers se parent de slogans prorusses. En mars, lors des dernières élections qui ont confirmé Vladimir Poutine à la tête de l’exécutif russe, une multitude de panneaux y relayaient déjà la propagande du Kremlin : « Empiéter sur les croyances religieuses des autres ne peut être considéré comme une liberté d'expression », affirmait l’une d’entre elles. « Valeurs morales, famille et identité culturelle », rappelait une autre, allusion à la position très « antiwoke » défendue par la Russie, et dans laquelle se retrouve la frange la plus conservatrice de la population libanaise.
Orchestrées par une association locale qui apporte, dit-elle au journal L’Orient Today, son «soutien moral» à Vladimir Poutine, ces campagnes traduisent plus largement le retour de flamme d’une partie de la rue arabe pour le leader russe. Elle apprécie son image d’homme fort, ainsi que la stabilité de son régime à un moment où la région semble au bord d’un chaos généralisé. Ce soutien est d’autant plus accentué aujourd’hui que le Moyen-Orient fait une fois encore les frais du « double langage » occidental, américain en premier lieu, qui impose des sanctions draconiennes contre Moscou pouravoir envahi l’Ukraine en 2022, mais se refuse à réfréner les ardeurs belliqueuses israéliennes dans la bande de Gaza comme sur le front libanais, dangereusement en surchauffe. Le large soutien des capitales occidentales à Israël offre ainsi à la Russie une occasion unique de faire oublier les crimes de guerre, dont son armée a été régulièrement accusée en Syrie comme en Ukraine, et de rallier à sa haine de l’Occident des peuples pour qui rien ne peut justifier près de 40000 Palestiniens tués.
Spécialement au Liban, où le risque d’une guerre généralisée avec Israël, est un scénario envisagé. « Sur le dossier de Gaza, la position des Russes reste équilibrée : ils maintiennent de bons rapports avec Israël, le Hamas, l’Autorité palestinienne ou l’Iran, voire son allié libanais le Hezbollah. Même si elle n’est pas impliquée directement dans les négociations, la Russie reste engagée pour un cessez-le-feu permanent et immédiat à Gaza, et défend un règlement pacifique du conflit basé sur la solution à deux États quand la position américaine, elle, n’envisage qu’un règlement humanitaire, temporaire, sans engagement clair et ferme en faveur d’une solution politique permanente pour l’ensemble des Palestiniens », note l’ancien ministre libanais des Affaires étrangères, Nassif Hitti. Dès le début du conflit, Moscou amultiplié les appels à un cessez-le-feu, déposant même une proposition de résolution le 18 octobre devant le Conseil desécurité, rejetée par les Américains.
Au Moyen-Orient, la diplomatie russe a d’autant plus de facilité à se faire écouter qu’elle bénéficie de relations anciennes : la Russie veille sur le sort des orthodoxes, l’une des plus grandes communautés chrétiennes de la région depuis Catherine II. « Pour la Russie, la relation avec le Moyen-Orient n’était pas économique, mais d’ordre sentimental, en relation avec le souci de la Terre sainte », explique l’historienne Souad Slim, enseignante à l’université de Balamand, dans le nord du Liban. Sa position se renforce au XIXe siècle lorsque les grandes puissances rivalisent pour asseoir leur hégémonie dans une région jugée décisive en termes de voies de communication commerciales : les Français s’appuient sur les catholiques; les Anglais sur les protestants; les Russes sur les orthodoxes. Dans la province ottomane qui regroupe alors le Liban, la Palestine et la Syrie, les Russes construisent une cinquantaine d’écoles.
Plus tard, ils favorisent le développement d’établissements hospitaliers, comme l’hôpital Saint-Georges de Beyrouth, parmi les plus importants de la capitale libanaise. « Au Liban et en Syrie, les écoles ont été construites par les orthodoxes sur des terres waqf (donations religieuses, NDLR) et confiées à la Société impériale de Palestine. Après la révolution bolchevik, les écoles sont revenues à la communauté qui, en général, les a louées à l’État libanais pour son réseau scolaire public. En Palestine, cette société, qui avait acheté des terrains pour construire des écoles ainsi que des hôtels pour les pèlerins, les a revendues à Israël en 1963, sous Nikita Khrouchtchev, pour 3 millions de roubles. Un million seulement a été effectivement versé. Le reste aurait dû être réglé par des exportations d’oranges vers Moscou : il n’en a rien été», ajoute la spécialiste. Lorsque l’empire soviétique prend forme, le lien s’approfondit avec la création des partis communistes locaux.
Au Liban en particulier, le « Parti des peuples » élargit sa base orthodoxe en prenant fait et cause pour la population chiite du Sud-Liban, laisse-pour compte, et en se positionnant très vite en faveur de la cause palestinienne. «Il ne faut pas oublier que l’URSS comptait dans ses rangs de nombreuses Républiques musulmanes et qu’elle faisait face à de voisins- l’Iran d’un côté, l’Empire ottoman de l’autre- avec lesquels elle devait s’arranger. Cela l’a obligée assez tôt à prendre en compte le devenir palestinien»,relève encore Souad Slim. Ce qui n’empêche pas l’URSS de soutenir l’installation du foyer juif national en Palestine, dans l’espoir, entre autres, de mettre sur place un terme à la prépondérance britannique. « L’écroulement de l’Union soviétique a sonné la fin de l’influence russe dans la région, mais des attaches se maintiennent : ce sont des missiles russes Kornet que le Hezbollah libanais a employé pour détruire les chars israéliens lors de la guerre de juillet 2006 », a rappelle Youssef Mourtada, ancien membre du Parti communiste libanais, aujourd’hui secrétaire de l’Association d’amitié libano-russe.
La Russie n’est toutefois vraiment revenue dans la région qu’en 2015,parson intervention en Syrie lorsqu’elle s’est portée au secours du régime de Bachar el-Assad, alors agonisant, afin de l’aider dans sa reconquête territoriale. « Son implication au Liban est liée à la Syrie : elle l’envisageait d’abord comme un point d’entrée pour la Syrie, lorsque débuterait la reconstruction », poursuit Youssef Mourtada. Sur le plan militaire, le Kremlin y gagne sans trop d’efforts l’usage de deux bases en Méditerranée : la première– navale- à Tartous; la seconde- aérienne- à Hmeimim. « Les Israéliens bombardent régulièrement la Syrie sans réaction de la part des Russes, qui ne souhaitent pas s’engager sur ce front », dit-il. Sur le plan diplomatique, cette intervention - toujours en cours même si le nombre de soldats déployés a été revu à la baisse- lui permet d’entamer voire d’approfondir ses relations avec presque toutes les parties prenantes liées au conflit syrien, dont certains comme la Turquie sont pourtant des alliés des États-Unis.
Au Liban, où ses intérêts économiques sont quasi inexistants depuis l’éviction, en 2022, de la société Novatek du consortium formé avec le français TotalEnergies et l’italien ENI-remplacée au pied levé par QatarEnergypour l’exploration et l’exploitation des hydrocarbures offshore de la zone économique exclusive libanaise, le Kremlin se tient même en retrait. « Depuis la guerre en Ukraine, Moscou préfère ne pas s’impliquer dans le “bourbier libanais”. Pour y faire quoi de toute façon? Les pays européens et les États-Unis tentent déjà de débloquer la situation avec des promesses d’argent», relève le journaliste Firas Choufi, spécialiste de l’international, au quotidien libanais al-Akhbar. « Le Liban est globalement une chasse gardée des États-Unis. Il y a quelques années, Moscou avait proposé un contrat d’armement de 1 milliard de dollars pour équiper l’armée libanaise : le gouvernement libanais de l’époque a dû décliner. À mon sens, seule la fin du conflit en Ukraine peut éventuellement faire bouger les axes au Moyen-Orient. De la même façon que la guerre civile libanaise (1975-1990) n’a cessé qu’avec la chute du mur de Berlin et la fin de l’empire soviétique, on attend dans la région un instant semblable qui clarifie le rapport de force entre Washington et Moscou», conclut Youssef Mourtada.