« Le silence sur les destructions méthodiques et l’effroyable bilan humain à Gaza en dit long sur l’évolution d’Israël »

  • طوني حبيب -
  • opinions -
  • « Le silence sur les destructions méthodiques et l’effroyable bilan humain à Gaza en dit long sur l’évolution d’Israël »
« Le silence sur les destructions méthodiques et l’effroyable bilan humain à Gaza en dit long sur l’évolution d’Israël »
الأربعاء 28 مايو, 2025

S’il était prévisible que la déflagration du 7 octobre 2023 empêche durablement en Israël la moindre compassion envers les Palestiniens, un autre mur a cédé à la suite de ces massacres, celui qui préservait certaines valeurs dont l’Etat hébreu se prévalait, explique, dans sa chronique, Gilles Paris, éditorialiste au « Monde ».

Par Gilles Paris. LE MONDE

Le mur ou la muraille, sous toutes ses formes, est inhérent au projet sioniste qui s’est traduit par la création de l’Etat d’Israël. Depuis les massacres du 7 octobre 2023 perpétrés par le Hamas, permis par la défaillance d’une clôture de sécurité bardée d’électronique érigée à grands frais sur le pourtour de Gaza, d’autres murailles ont été mises en place.

Leur efficacité explique pourquoi il a fallu attendre vingt mois et un bilan provisoire de 54 000 morts, en majorité civils, pour que la critique de la politique conduite par la coalition dirigée par Benyamin Nétanyahou finisse par dépasser les cercles des sympathisants de la cause palestinienne. Il faudra encore attendre pour savoir si elle produira autre chose qu’un allègement limité du blocus humanitaire imposé par Israël à partir du 2 mars, ce qui constituerait un échec total.

L’interdiction d’accès de Gaza à la presse internationale depuis le 7 octobre 2023, couplée à la décimation sans précédent des journalistes palestiniens qui n’a guère ému les gouvernements occidentaux alliés d’Israël, a fait écran alors qu’elles sont indignes d’une démocratie. Cette interdiction a permis d’occulter en partie, malgré les images et les témoignages fournis par les Gazaouis, les massacres comme la destruction systématique de l’étroite bande de terre, de ses villes, de ses infrastructures et de ses champs.

L’absence de tierce partie a en effet permis une forme de neutralisation du réel, parole contre parole. La frappe qui a tué 33 personnes dans une ancienne école, dans la nuit de dimanche 25 à lundi 26 mai, à Gaza, en a donné un exemple qui s’ajoute à des dizaines d’autres. De quoi était-il question ? D’un hébergement de fortune pour des déplacés chassés par les bombardements, selon la partie palestinienne ? Ou bien, pour la partie israélienne, d’un « centre de commandement et de contrôle du Hamas et du Jihad islamique », où se trouvaient « des terroristes de premier plan », utilisé pour « planifier et recueillir des renseignements afin de réaliser des attaques terroristes contre des civils israéliens et des troupes de Tsahal » ?

Lorsque les critiques ont enfin commencé à s’élever après la rupture de la trêve, le 18 mars, à l’initiative d’Israël, elles se sont attirées en retour un violent tir de barrage de la coalition de Benyamin Nétanyahou. Avec deux angles d’attaque bien identifiés. En écho à une actualité tragique, l’attentat de Washington, qualifié d’antisémite, dans lequel deux employés de l’ambassade d’Israël ont été abattus, le ministre des affaires étrangères, Gideon Saar, a assuré qu’« il existe un lien direct entre l’incitation à la haine antisémite et anti-israélienne, et ce meurtre. Cette incitation est également le fait de dirigeants et de responsables de nombreux pays et organisations internationales, particulièrement en Europe ».

L’autre tentative de délégitimation a consisté à présenter les gouvernements osant exprimer leur réprobation, ni plus ni moins, comme des « idiots utiles » du Hamas. Ce fut le cas lorsque Benyamin Nétanyahou a affirmé, après la publication d’un communiqué commun par le Canada, la France et le RoyaumeUni, que ce texte constituait « une immense récompense pour l’attaque génocidaire contre Israël du 7-Octobre, tout en encourageant de nouvelles atrocités de ce genre ». La riposte a été tout aussi virulente en Israël contre Yaïr Golan, responsable de gauche et ancien chef d’état-major adjoint, privé de réserve par le ministre de la défense, Israel Katz, après ses critiques contre les agissements de l’armée à Gaza.

Il était prévisible que la déflagration du 7 octobre 2023 empêche durablement en Israël la moindre compassion envers les Palestiniens. Mais si un autre mur a cédé à la suite de ces massacres, c’est celui qui préservait certaines valeurs dont l’Etat hébreu se prévalait. Un sondage publié par The Israel democracy Institute, un an après les massacres, a montré qu’un tiers seulement des Israéliens de confession juive soutenait l’ouverture d’enquêtes en cas de suspicion de mauvais traitements envers des prisonniers palestiniens capturés à Gaza. En mars 2024, 80 % des mêmes Israéliens estimaient que leurs autorités ne devaient pas « prendre en considération les souffrances de la population civile de Gaza » dans la poursuite des opérations militaires.

Sale boulot
Le contraste est frappant, même si la comparaison a évidemment ses limites, avec l’émoi suscité en Israël par les massacres perpétrés dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila par des miliciens phalangistes libanais, en septembre 1982, à Beyrouth. Ces massacres avaient été permis par la passivité des troupes israéliennes déployées sur place. Moins d’un mois plus tard, une commission d’enquête commençait ses travaux. A l’époque, en France, l’hebdomadaire Tribune juive appelait à une « prière pour les enfants assassinés » dans les camps, après avoir noté que les victimes « avaient pour la terre d’Israël, dont ils sont issus et exilés, le même amour que le peuple juif pour sa terre et que cette terre est la même ».

La mise en avant permanente de ratios attestant de la mesure supposée de l’armée israélienne à Gaza, pourtant démentie par le caractère méthodique des destructions et l’effroyable bilan humain, a permis de les tenir à distance, voire de les légitimer au nom d’un sale boulot jugé nécessaire. Ce silence en dit long sur l’évolution d’Israël et sur ses conséquences sur le conflit avec les Palestiniens. A rebours, la revue juive K. a publié le 21 mai le discours de l’écrivain américain Jonathan Safran Foer, récipiendaire du prix Primo-Levi 2025. Ce dernier assure que « notre plus grand danger aujourd’hui n’est pas une menace extérieure, mais que nous ne soyons plus suffisamment horrifiés ». Son propos valait pour les malheurs du monde, mais il avait veillé à ne pas en retrancher Gaza.