L'Opinion - The Wall Street Journal
L’Iran et ses alliés contrôlent un réseau de trafic d’armes qui traverse au moins quatre frontières au Moyen-Orient et vise à intensifier les capacités militaires palestiniennes au-delà du Hamas
Sune Engel Rasmussen et Benoit Faucon
AMMAN — Bien avant que les militants du Hamas n’émergent de leurs bastions de Gaza pour massacrer des centaines de civils avec des armes de poing et des fusils d’assaut, l’Iran et ses alliés intensifiaient déjà leurs activités de traic d’armes dans une autre partie des territoires palestiniens, la Cisjordanie.
Cette activité de trafic d’armes, qui utilise des drones, des vols secrets et un corridor de plusieurs centaines de kilomètres traversant au moins quatre frontières, fait se dresser le spectre d’une nouvelle conlagration dans la guerre entre Israël et les Palestiniens. Elle représente également une menace grandissante pour la Jordanie, fidèle alliée des Etats-Unis, qui partage des frontières avec Israël et la Cisjordanie et lutte pour contenir un lux croissant de drogue et d’armes.
« L’Iran veut transformer la Jordanie en espace de transit pour entrer en Israël », explique Amer Al-Sabaileh, fondateur de Security Languages, groupe de réflexion antiterroriste basé à Amman. « Mais ce que je crains, c’est que les armes puissent être aussi utilisées en Jordanie. Où est-il le plus facile au Moyen-Orient de punir les Etats-Unis et l’Occident ? En Jordanie », ajoute-t-il.
L’Iran est un mécène du Hamas, à qui il fournit de l’argent, des armes et des formations depuis des années. Mais depuis que l’Egypte sévit plus sévèrement contre les canaux de contrebande traversant la péninsule du Sinaï, qui jouxte la bande de Gaza, le Hamas s’appuie de plus en plus sur des armes faites localement, tout particulièrement des roquettes.
La majeure partie des armes iraniennes destinées aux Palestiniens finit en Cisjordanie et particulièrement entre les mains du Jihad islamique palestinien, organisation armée alliée au Hamas, selon un haut responsable sécuritaire jordanien. Celui-ci affirme que les réseaux de trafiquants d’armes, soutenus par le gouvernement syrien et des milices aidées par l’Iran, comme le Hezbollah, ne cessent de croître.
« Le flux d’armes a réellement augmenté, particulièrement depuis un an. C’est parce que l’Iran s’est bien plus concentré sur la Cisjordanie ces derniers temps, et qu’il essaie d’y armer certains groupes, notamment le Jihad islamique palestinien, qui est le partenaire le plus direct de l’Iran », rapporte Michael Horowitz, directeur des renseignements à Le Beck International, un cabinet de conseil spécialiste en gestion des risques basé en Israël.
« Cela explique probablement une partie de l’échec des renseignements [pendant l’attaque du Hamas], parce qu’Israël était davantage concentré sur la Cisjordanie que sur Gaza », selon M. Horowitz.
Cela fait plus de dix ans que l’Iran tire parti de l’agitation et de la corrosion des autorités gouvernementales au Moyen-Orient pour raffermir son empreinte sur la région. Grâce à un réseau de milices loyales, Téhéran a mis en place un corridor terrestre traversant l’Irak et la Syrie jusqu’au Liban, puis via la Jordanie, pour accéder à la Cisjordanie, ce qui lui permet de transférer des hommes, des équipements et des armes à ses alliés du Levant.
La Jordanie, qui possède des frontières poreuses avec la Syrie ravagée par la guerre et contrôlée par Bachar al-Assad, un allié de l’Iran, ainsi qu’avec la Cisjordanie, s’irrite depuis longtemps du trafic d’armes et de drogue qui traverse son territoire.
Les représentants jordaniens se sont plaints à la Syrie et ont fait part de leurs inquiétudes à leurs alliés européens, préoccupés à l’idée que les lux d’armes qui se déversent en Cisjordanie ne tendent leurs relations avec Israël, selon des responsables d’Europe et du Moyen-Orient.
Les armes introduites en Jordanie sont des copies iraniennes de mines antipersonnel américaines Claymore, des fusils d’assaut de style M4, de la TNT et d’autres explosifs et des armes de poing, selon le haut responsable jordanien. Terrorgence, un réseau de renseignements qui compte dans ses rangs des conseillers de la police israélienne, a annoncé en octobre que la police aux frontières israélienne avait confisqué des mines antipersonnel fabriquées en Iran et en Russie.
Lorsqu’elles traversent la frontière syrienne pour entrer en Jordanie, les armes sont dissimulées dans des camions qui traversent oiciellement la frontière ou transportées dans les grandes étendues désertiques masquées par le brouillard et la poussière en hiver.
Les drones, nouvel outil de guerre pour acteurs non-étatiques, sont aussi très commodes à introduire en contrebande. En février dernier, des agents jordaniens ont intercepté pour la première fois un véhicule aérien non-habité venu de Syrie et qui transportait quatre grenades. Un drone commercial, acheté en ligne à bas prix et relativement facile à manœuvrer, peut également transporter deux fusils d’assaut tout en étant très difficile à détecter, affirme un autre responsable de la sécurité jordanien chargé de la surveillance de la frontière avec la Syrie.
« Quand on voit les drones, ce sont des coups de chance », précise-t-il.
L’Iran a recours à d’autres méthodes pour transporter des armes. En février, après qu’un tremblement de terre dévastateur a frappé la Turquie et la Syrie, Ismael Qaani, commandant de la Force d’élite iranienne AlQods, organe du corps des Gardiens de la révolution chargé des opérations internationales, s’est rendu dans la ville syrienne d’Alep, officiellement pour superviser la livraison d’aide humanitaire. M. Qaani s’est rendu en Syrie dans un avion appartenant à Mahan, compagnie aérienne qui fait l’objet de sanction de la part des Etats-Unis pour avoir transporté des armes et des miliciens d’Iran en Syrie.
Peu de temps après la visite de M. Qaani, la compagnie aérienne, sous le prétexte de livrer de l’aide humanitaire, s’est mise à acheminer de grandes quantités d’armes en Syrie selon un agent de la CIA dans la région, un conseiller du gouvernement syrien et un responsable de la sécurité européen.
On ignore le nombre d’armes livrées clandestinement sur les territoires palestiniens et si certaines d’entre elles finissent à Gaza en passant par Israël, mais la grande majorité qui traverse la Jordanie semble destinée à la Cisjordanie, selon les responsables de la sécurité régionaux.
L’année dernière, l’armée israélienne a signalé une « augmentation significative » des tentatives détectées de faire passer des armes et de la drogue en Israël depuis la Jordanie et l’Egypte. Entre mars 2021 et avril de cette année, la police israélienne a déjoué au moins 35 tentatives de trafics depuis la Jordanie et saisi plus de 800 armes, selon un décompte du groupe de réflexion Washington Institute.
« Les Iraniens investissent énormément d’énergie pour embraser tous les fronts, au nord et en Cisjordanie », rapporte un porte-parole de Tsahal. « L’Armée de défense d’Israël renforce ses troupes et elle est prête à affronter toutes les éventualités. »
En Jordanie, les trafiquants d’armes profitent du vaste marché noir du pays où les fusils s’échangent pour un quart du prix pratiqué dans les territoires palestiniens, selon les entreprises de vente d’armes légales d’Aman, la capitale. Un AK-47 peut atteindre 20 000 dollars en Cisjordanie, et un M16 30 000 dollars, selon un marchand d’armes présent sur place.
« Il y a des armes partout dans le pays », explique un armurier du centre d’Amman. Les prix sur le marché noir sont à peu près équivalents aux siens : de 700 dollars pour un 7 mm tchèque à 4 200 dollars pour un Glock autrichien.
En mai dernier, un député jordanien appelé Imad al-Adwan a été arrêté alors qu’il tentait de faire passer plus de 200 armes à feu, dont 12 fusils d’assaut, sur le pont Allenby qui rejoint la Cisjordanie. Israël a extradé M. Adwan en Jordanie où il encourt 15 années de réclusion. Lui et 13 autres accusés doivent être jugés cette semaine.
Des groupes palestiniens ont fabriqué des dépôts secrets pour entreposer leurs armes. En juillet dernier, les forces israéliennes ont conduit leur plus grand assaut contre la Cisjordanie depuis des années et visé des installations miliciennes et des arsenaux à Jénine appartenant au Jihad islamique palestinien et au Hamas, alliés de l’Iran. Ils ont saisi un millier d’armes et des centaines d’engins explosifs. Ils ont également démantelé six installations de fabrication de bombes. Douze Palestiniens ont été tués, la plupart des miliciens, 30 suspects ont été arrêtés et des centaines de personnes ont été déplacées.
Certaines parties de Cisjordanie sont contrôlées par l’Autorité palestinienne dominée par le Fatah, mouvement opposé au Hamas et au Jihad islamique palestinien. Ces deux dernières années, la police palestinienne a saisi entre 600 et 1 000 armes par an en Cisjordanie, soit deux fois plus qu’avant 2021, selon Louay Zreikat, porte-parole de la police, qui ajoute qu’environ 60 % de ces armes sont utilisées pour la protection personnelle ou des activités criminelles.
Depuis l’attaque du Hamas du début du mois, les forces de sécurité d’Israël ont intensifié une répression exercée depuis deux ans sur les Palestiniens de Cisjordanie, et des colons ont attaqué protestataires et civils. Vendredi 20 octobre, 13 Palestiniens ont été tués au cours d’une opération israélienne contre des militants palestiniens dans un camp de réfugiés de Tulkarem qui a duré 30 heures. Cinquante-cinq personnes avaient déjà été tuées au cours de la semaine qui a suivi le 7 octobre, la plus mortelle pour les Palestiniens de Cisjordanie au moins depuis 2005, selon les Nations unies.
La colère suscitée par la répression et les bombardements de Gaza, qui ont tué plus de 5 000 Palestiniens selon le ministère de la Santé palestinien contrôlé par le Hamas, ajoutée à une Cisjordanie de plus en plus lourdement armée, posent un problème pour l’Autorité palestinienne au pouvoir qui voit son contrôle de la sécurité lui échapper à mesure que de nouveaux groupes de militants palestiniens se disputent le pouvoir et que les habitants choisissent d’avoir recours à la violence plutôt que de se tourner vers les forces de l’ordre pour résoudre des diférends privés.
A Al-Ram, en Cisjordanie, un marchand d’armes raconte vendre des centaines d’armes chaque mois, principalement à des gens qui s’organisent pour défendre leurs villages faute d’un système de sécurité palestinien coordonné.
« Il y a une grosse demande en ce moment », spécifie-t-il, « mais je vais vous dire, ils sont tous très jeunes. »
Le fait qu’il n’y ait pas de candidat viable à la succession de Mahmoud Abbas, 87 ans, dont la popularité est depuis longtemps sur le déclin, ajoute à l’instabilité de la région alors que les partisans de divers candidats rivaux achètent des armes et se bousculent aux portes du pouvoir.
L’Autorité palestinienne n’a pas donné suite à nos demandes de commentaires.
M. Horowitz estime qu’un embrasement en Cisjordanie pourrait conduire à un « cycle de violence » où l’armée israélienne déploierait toujours plus de forces et où des colons se livreraient à toujours plus d’attaques de représailles contre les Palestiniens.
Pour la Jordanie, juguler le flot d’armes est une tâche herculéenne. Le royaume est, dans une certaine mesure, victime de sa géographie. Sa longue frontière nord est largement sans surveillance côté syrien à cause d’un manque de coopération de la part du gouvernement d’Assad, et sa frontière avec Israël n’est pas particulièrement bien clôturée, ce qui en fait une voie praticable pour de la contrebande à grande échelle.
Cette année, la Jordanie a réalisé neuf saisies d’armes à la frontière, contre sept en 2022 et vingt et une en 2021, selon le haut responsable à la sécurité.
S’il y a plusieurs années, à l’apogée du règne de l’Etat islamique, nombre d’armes introduites en Jordanie étaient destinées à des groupes terroristes sunnites, aujourd’hui elles sont principalement échangées dans un but commercial, explique Mohammad Afeef, ancien président de la Cour de sûreté de l’Etat jordanienne.
Il avertit que si la sécurité continue de se détériorer, à terme la grande concentration d’armes pourrait bénéficier à des cellules terroristes dormantes. Ce qui devrait être une source d’inquiétude pour l’Occident, estime-t-il.
« La Jordanie joue un rôleclé dans la prévention du trafic de stupéfiants et d’armes », conclut M. Afeef. « Pour nous, le fardeau est lourd. »