La guerre commerciale agressive lancée par le président américain risque de déclencher de l’inflation, des pénuries de biens, et de plonger le pays dans la récession.
Par Arnaud Leparmentier (New York, correspondant). Le Monde.
Ils veulent croire que l’économie n’est pas en perdition, qu’elle ne court pas à la récession. Elle serait simplement en « pause ». C’est le terme employé par les responsables du développement économique de la Géorgie, dans le sud des Etats-Unis, après le chaos semé par Donald Trump avec ses droits de douane et la crise de défiance économique qu’il a provoquée.
« Si vous deviez être sur le marché américain en janvier, vous devez toujours être sur le marché américain en avril : rien de tout cela n’a changé. Il s’agit simplement d’une pause », nous confiait, le 22 avril, Pat Wilson, commissaire du département du développement économique de Géorgie, Etat dopé, ces dernières années, par le boom énergétique et les investissements automobiles étrangers. « Les entreprises détestent l’incertitude, et c’est la situation actuelle. Tout le monde continue de chercher activement des sites et se prépare à investir », nous assure-t-il. Sa région est frappée par le protectionnisme de Donald Trump. A commencer par Savannah, grand port du sud de la côte Atlantique. « Avril semble solide, nous avons encore 35 navires arrivant par semaine, mais nous prévoyons une modération en mai », explique pudiquement Tom Boyd, directeur de la communication des ports de Géorgie.
En réalité, Trump a déclenché un tsunami économique. Celui-ci s’apprête à toucher les Etats-Unis, et certains veulent croire qu’il peut encore être arrêté. Mi-avril, les réservations de conteneurs maritimes en provenance de Chine vers les Etats-Unis étaient inférieures de 45 % à celles de 2024, selon le service de suivi des conteneurs Vizion, tandis que le port de Los Angeles, porte d’entrée de la Chine, prévoit une chute d’un tiers de ses livraisons début mai par rapport à l’année dernière, selon le Financial Times.
« Nous sommes paralysés »
Ce qui menace, c’est certes une hausse des prix. Mais aussi, plus grave, une pénurie de biens et de composants, avec sa cohorte de conséquences sur les chaînes de production américaines. « Nous sommes paralysés », a déclaré à Bloomberg Jay Foreman, PDG du fabricant de jouets de Floride Basic Fun !, qui s’approvisionne à 90 % en Chine et qualifie les droits de douane d’« embargo de facto » : « Nous traversons une période où les dégâts sont gérables, mais ils vont s’aggraver chaque semaine. »
Torsten Slok, économiste en chef du fonds d’investissement Apollo, prévoit « des rayons vides dans les magasins américains dans quelques semaines, ainsi que des pénuries de type Covid pour les consommateurs et pour les entreprises utilisant des produits chinois comme biens intermédiaires ». Il annonce des licenciements massifs dans des secteurs comme le transport routier, la logistique et la vente au détail. Les dirigeants des supermarchés Walmart et Costco ont fait la même mise en garde à Trump. Pour l’instant, les entreprises puisent dans les stocks, en espérant que la crise douanière soit réglée avant leur épuisement. Ainsi, Apple avait par précaution expédié cinq avions remplis d’iPhone et autres produits d’Inde vers les Etats-Unis la dernière semaine de mars, juste avant la hausse des taxes.
Les chefs d’entreprise de l’indice S&P 500 ne cessent, lors de leurs réunions de présentation de résultats du premier trimestre, de sonner l’alarme. Selon le Financial Times citant les données de FactSet, les droits de douane ont été évoqués dans plus de 90 % d’entre elles, tandis que le terme « récession » a été mentionné dans 44 % des conférences, contre moins de 3 % le trimestre précédent. La grande banque J.P. Morgan estime que les Etats-Unis ont 60 % de chances d’entrer en récession en 2025. La réserve fédérale d’Atlanta considère que le produit intérieur brut (PIB) américain s’est déjà contracté de 0,4 % au premier trimestre.
Les fusions et acquisitions sont au point mort. Le dollar est, à la surprise générale, l’objet de la défiance des investisseurs : il a perdu 8 % depuis le début de l’année, ce qui peut aider la balance commerciale américaine, mais pénalise le financement du déficit budgétaire abyssal laissé par Joe Biden (6,4 % du PIB). Et que Donald Trump devrait aggraver avec ses promesses de baisses d’impôts.
Les Américains, qui savent que les droits de douane sont synonymes de pénurie, hausse des prix et désorganisation, ont le moral en berne. L’indice de confiance de l’université du Michigan, en chute libre, en atteste : les ménages tablent sur une inflation de 6,5 % en 2026, soit une hausse vertigineuse comparée aux 2,8 % attendus en décembre, tandis que leur taux de confiance s’est effondré de 74 à 52. Dans cette incertitude, l’Amérique se divise en deux, selon l’analyse des dépenses de consommation payées par carte de crédit au premier trimestre réalisée par CNBC : les plus pauvres réduisent leurs dépenses, tandis que les plus riches continuent de sortir au restaurant et de s’offrir des voyages de luxe.
Certes, ces indicateurs avancés catastrophiques ne sont pas corroborés par les derniers chiffres publiés, qui n’incluent pas encore l’« effet Trump » : l’inflation hors énergie et alimentation était de 2,8 % en mars, le chômage de 4,2 %. « Les gens voient le chaos (...) et pensent au pire. S’il commence à y avoir vraiment des accords commerciaux, et qu’il y a des annonces positives, (...) ils changeront d’état d’esprit, espère le Géorgien Pat Wilson. Mais il y a beaucoup de négativité en ce moment. »
Optimisme prudent
Indécrottables pragmatiques, les hommes de terrain de Géorgie font le gros dos. Ils rappellent l’exemple du patron de la société Outrigger Energy, Dave Keanini, qui venait d’achever un pipeline flambant neuf dans le Dakota du Nord en 2020, et donné pour mort après l’effondrement des cours du pétrole pendant le Covid. Mais il resta optimiste, et le temps lui donna raison. Ainsi, estime Tom Boyd, l’effondrement annoncé du commerce avec la Chine pourrait être une opportunité pour Savannah, qui rêve de servir de porte d’entrée de l’Inde via le canal de Panama et de damer le pion aux ports californiens où arrivent les produits chinois.
« Il peut y avoir un changement de paradigme. Nous aurons la même taille que New York au début des années 2030, dit-il, en espérant qu’une partie des 20 milliards d’investissements promis par Rodolphe Saadé, patron de CMA CGM, sera consacrée à la Géorgie. De nombreuses entreprises se tournent vers la Géorgie car elles comprennent que la Californie du Sud est chère. »
Preuve, s’il en fallait, que les gens du Sud entendent poursuivre leur ascension économique. « Pour la première fois dans l’histoire des Etats-Unis, notre PIB a dépassé celui du Nord-Est en 2024 », renchérit Hugh Tollison, président de l’Autorité de développement de Savannah. Et ils savent s’adapter, comme l’illustre la souplesse de Hyundai, qui a investi 7,6 milliards de dollars (6,7 milliards d’euros) dans une usine de Géorgie, mais va finalement y produire un tiers de véhicules hybrides en raison de la désaffection des consommateurs vis-àvis de l’électrique. « Lorsque nous avons lancé ce projet, tout le monde pensait : OK, le monde sera 100 % électrique, a déclaré, fin mars, son PDG, José Muñoz, lors de la cérémonie d’inauguration. Mais nous avons vite compris que le rythme de l’électrification ne serait pas aussi rapide que prévu. Nous avons donc très vite décidé de produire également des véhicules hybrides ici. »
Leçon à tirer, le business peut toujours s’adapter, à une condition : avoir de la visibilité, ce qui est la faille fondamentale du trumpisme. La résilience de l’économie dépendra des accords commerciaux futurs et des certitudes qu’auront les investisseurs. Le secrétaire au Trésor, Scott Bessent, a assuré, lundi 28 avril, négocier avec 18 pays et déclaré qu’un des premiers accords pourrait avoir lieu avec l’Inde. L’affaire serait décisive pour Apple, qui a décidé de délocaliser sa production d’iPhone destinés au marché américain de la Chine vers le pays de Narendra Modi d’ici la fin 2026. Elle peut aussi l’être pour Boeing, qui pourrait revendre à Air India dix appareils que Pékin a refusé de réceptionner. Mais, pour le moment, aucun accord n’est en vue avec la Chine, et Pékin a nié, lundi, que Donald Trump et Xi Jinping se soient récemment parlé.
Paradoxalement, les marchés qui ont fait reculer Trump en s’effondrant lorsqu’il a imposé ses droits de douane prétendument réciproques le 2 avril, se sont alignés sur la vision prudemment optimiste. L’indice S&P 500 des grandes entreprises et le Nasdaq, riche en technologies, sont en recul de 11 % et 15 % depuis leur plus haut en février. Ce qui est beaucoup, sans être catastrophique, notamment car cela s’explique par la surévaluation objective de la tech, nourrie par l’engouement pour l’intelligence artificielle.