A l'approche de l'été, les Egyptiens se préparent à un rationnement drastique de leur électricité. Les réserves déclinantes du pays en gaz naturel ne suffisent plus à satisfaire une demande en pleine croissance.
Par Justine Babin, Les Echos
Trois tables, quelques figurines Power Rangers, des images 3D de personnages fantastiques aux murs… Au sein d'une villa cossue aménagée en espace de coworking, dans le centre-ville du Caire, le siège minimaliste de Phantasm Solutions tient sur une dizaine de mètres carrés. « La plupart de nos collaborateurs travaillent de chez eux ; cela nous permet de recruter des talents un peu partout », explique Moustafa Magdy, le fondateur de cette start-up, spécialisée entre autres dans la production de jeux vidéo éducatifs pour des clients à l'étranger.
Ce mode d’organisation est toutefois devenu difficile à gérer depuis le début des coupures d’électricité quasi quotidiennes en Egypte à l’été 2023. « Nous sommes équipés d’un générateur électrique pour assurer le relais ici, mais ce n’est pas le cas de nos équipes », commente l’entrepreneur. Les délestages peuvent durer deux heures par jour dans de grandes villes comme Le Caire et Alexandrie, avec des rotations d’horaire selon les quartiers. « Nous avons parfois du mal à nous organiser et à respecter nos deadlines », déplore Moustafa Magdy. Le trentenaire n’est pas en mesure d’évaluer avec précision l’impact de ces coupures sur son chiffre d’affaires, mais il estime qu’elles ont pu lui faire perdre des opportunités. « Difficile d’inspirer confiance à nos clients dans ces conditions », regrette-t-il.
Un rationnement qui s’éternise
Instauré l’été dernier, officiellement en raison de la hausse de la consommation liée aux températures élevées (souvent plus de 40 degrés), ce rationnement s’est pérennisé. Les sources d’énergie disponibles localement ne permettent plus de satisfaire la demande d’un marché en pleine croissance avec plus de 106 millions d’habitants.
Malgré les coupures, la consommation énergétique en Egypte a crû de 5 % en 2023, atteignant un record historique de 175 téra wattheures. La consommation par habitant dans le pays reste cinq fois moins importante qu’en France ; toutefois, elle ne cesse d’augmenter : +67 % entre 2000 et 2021, selon l’Agence internationale de l’énergie. Face à ces besoins croissants, les ressources en énergie du pays ne permettent plus de faire face. La production locale de gaz naturel – le principal carburant des centrales thermiques qui fournissent environ 80 % de la production électrique du pays – a chuté de 11,5 % en 2023.
« On assiste à une baisse des niveaux de production, que ce soit au niveau des gisements anciens ou, plus grave encore, à Zohr, où Eni rencontre des difficultés techniques liées à l’infiltration d’eau », explique Mona Sukkarieh, consultante en risques politiques et cofondatrice de Middle East Strategic Perspectives.
Découvert en 2015 par la compagnie pétrolière italienne, cet énorme gisement, au départ présenté comme « la plus grande découverte de gaz en Méditerranée orientale », se révèle par ailleurs moins prolifique qu’espéré. Initialement estimées à 850 bcm (milliards de mètres cubes), les réserves prouvées, sept ans après sa mise en service, ne dépassent toujours pas les 300 bcm.
En parallèle, et bien que cette découverte ait permis à l’Egypte d’atteindre l’autosuffisance énergétique en 2018, « les nouveaux succès en matière d’exploration restent modestes », estime Mona Sukkarieh. « Peu de nouveaux volumes viendront s’ajouter à la production actuelle dans les deux prochaines années, y compris ceux provenant du gisement de Nargis qui devrait être mis en production d’ici début 2026, ce qui ne permettra pas de répondre à la demande domestique. »
Pour tenter d’inverser ou du moins de freiner la tendance, le ministre du Pétrole et des Ressources minérales, Tarek Al Moulla, a annoncé de nombreux nouveaux forages exploratoires. Il veut aussi augmenter de 25 % les investissements étrangers dans le secteur, à 7,5 milliards de dollars (6,9 milliards d’euros) pour la prochaine année fiscale, sans préciser comment. Signe du vent qui commence à tourner, cet ancien haut responsable de la compagnie pétrolière américaine Chevron, nommé ministre juste après la découverte de Zohr, essuie désormais des critiques dans la presse locale, fait rare dans un pays où la liberté d’expression est bâillonnée. Après avoir touché du doigt son rêve de devenir un « hub énergétique », devenant exportatrice nette de gaz en 2019, l’Egypte a donc été contrainte de freiner brutalement ces échanges, pourtant sources de précieuses devises étrangères. La valeur des exportations de gaz naturel a ainsi chuté de 70 % en 2023 par rapport à l’année précédente. Ces transactions, à destination principalement de la Turquie et de l’Espagne, ont plafonné à 2,5 milliards de dollars l’année dernière. Depuis début mai, elles sont même complètement suspendues, selon des sources officielles, alors que le mercure commence à monter à l’approche de l’été.
Première centrale nucléaire
L’Union européenne voit quant à elle s’éloigner une occasion de diversifier ses sources d’approvisionnement en énergie, loin des combustibles fossiles russes. L’UE avait en effet signé en 2022 un accord de principe avec l’Egypte et Israël, marquant sa volonté d’acheter davantage de gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des deux pays. Du gaz israélien est en effet importé par l’Egypte depuis 2020, grâce à un gazoduc sous-marin reliant les villes israélienne et égyptienne d’Ashkelon et Al Arish. En dépit de leur suspension temporaire après les attaques du Hamas, ces achats ont atteint un volume record en 2023 de 8,5 milliards de mètres cubes. « Ces importations ont atteint leur maximum car elles sont de facto plafonnées par les contraintes au niveau de l’infrastructure », précise toutefois Mona Sukkarieh.
Le développement d’énergies alternatives renouvelables produites localement est, en parallèle, assez lent par rapport aux objectifs fixés. L’hydraulique, l’éolien et le solaire représentent environ 12 % de la production d’électricité dans le pays, bien loin des 42 % que déclare vouloir atteindre le régime du maréchal Abdel Fattah Al Sissi d’ici à 2030. « Beaucoup de protocoles d’en tente ont été signés avec des entreprises lors de la COP27 à Charm el-Cheikh, mais la mise en pratique est plus compliquée », pointe Mona Sukkarieh. Plusieurs obstacles conjoncturels ont en particulier pénalisé le développement du secteur, dont la rupture des chaînes mondiales d’approvisionnement et la flambée des prix des matières premières pendant le Covid. La crise de liquidités en devises dans le pays à partir de la guerre en Ukraine en 2022 et, enfin, le climat de méfiance des investisseurs dans la région en raison de la contre-offensive israélienne dans la bande de Gaza voisine pèsent aussi.
« Outre la difficulté technique de tels projets, obtenir des financements est le principal défi. Ces projets complexes nécessitent des investissements importants et tout le monde doit pouvoir s’y retrouver entre les développeurs, les investisseurs et EETC, l’entreprise d’Etat qui achète l’électricité », explique François-Xavier Boul, directeur général des activités renouvelables d’Engie dans la région Afrique, Moyen-Orient, Asie (Amea).
A la tête d’un consortium composé de l’entreprise égyptienne Orascom Construction et des japonais Toyota Tsusho Corporation et Eurus Energy Holdings Corporation, l’entreprise française pilote deux projets éoliens dans le pays. Pour le lancement du projet « Gulf of Suez 2 », prévoyant l’installation d’une capacité de 500 MW près de la mer Rouge, le groupe d’entreprises est parvenu, fin mars 2023, à finaliser le bouclage financier de prêts d’un montant d’environ 500 millions de dollars, dont 240 millions de la Japan Bank for International Cooperation (JBIC) et 100 millions de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD). « A trois, on s’ap porte une force qui permet de développer de façon disciplinée et efficace, puis de lever des fonds même dans des périodes plus difficiles », veut croire François-Xavier Boul. Cette alliance sera à nouveau prochainement jaugée par les investisseurs pour un troisième projet beaucoup plus vaste, d’une capacité de 3 GW, encore au stade des études de faisabilité techniques. L’Egypte compte enfin, d’ici à 2028, sur la mise en route de l’un des quatre réacteurs de sa toute première centrale nucléaire, à Al Dabaa, sur sa côte nord. Le projet, construit et financé par la société d’Etat russe Rosatom, après un accord en 2015, apportera à terme une capacité de 4,8 GW.
En attendant, le pays est de nouveau dépendant de l’étranger pour assurer ses besoins grandissant en énergie. Au moins deux cargos de GNL avaient été commandés en avril avec pour livraison immédiate au terminal de regazéification voisin d’Aqaba, en Jordanie, selon la plateforme d’information spécialisée S&P Global Commodity Insight. Trois cargaisons de GNL par mois devraient par la suite être commandées entre juillet et octobre, permettant chacune de faire fonctionner les centrales électriques pendant dix jours, pour un coût mensuel de 120 millions de dollars, selon une source du ministère de l’Electricité au média « Asharq Business ». Un terminal de regazéification de l’entreprise norvégienne Hoegh LNG sera par ailleurs amarré à Ain Sokhna, au large des côtes égyptiennes, pour les réceptionner à partir de juin et jusqu’en février 2026. Le coût de la structure s’élève à 90 millions de dollars par an, selon une source du ministère du Pétrole à la chaîne « CNN ».
Menace sur les finances du pays
Des frais importants, particulièrement s’ils devaient se prolonger dans le temps – comme le suggère la location d’un terminal de regazéification pour les neuf prochains mois – bien au-delà de l’été. Avec le manque à gagner pour l’Egypte de la suspension de ses propres exportations de GNL, ce début de crise énergétique représente une menace directe pour les finances du pays. En manque de liquidités en devises depuis 2022, Le Caire a été sauvé in extremis en février par un méga investissement de 35 milliards de dollars du fonds souverain émirati ADQ ainsi que par le déblocage en mars d’une aide financière supplémentaire de 8 milliards de dollars du FMI. L’Union européenne a quant à elle promis une assistance de 5 milliards d’euros, dont 4 milliards doivent encore être approuvés par le Parlement européen. Cependant, en l’absence de réformes structurelles suffisantes, la reprise reste pour l’instant fragile.
Les coupures ont aussi un lourd impact économique et social. « Les infrastructures jugées vitales comme les hôpitaux sont épargnées, mais il faut rappeler que la survie du secteur privé est tout aussi importante ; nous faisons partie des entreprises qui contribuent à faire entrer des devises dans le pays », alerte l’entrepreneur Moustafa Magdy. Le ministre de l’Electricité, Mohamed Chaker, qui n’a pas non plus donné suite à une demande d’interview, a déclaré fin mai espérer mettre un terme aux coupures avant la fin de l’année ; une date butoir déjà plusieurs fois repoussée. « Personne n’est en mesure de nous dire exactement combien de temps cela va durer ; on a l’impression qu’il n’y a pas de plan. »