L’Egypte, empêtrée dans la crise économique, brade ses terres et infrastructures aux pays du Golfe

  • طوني حبيب -
  • opinions -
  • L’Egypte, empêtrée dans la crise économique, brade ses terres et infrastructures aux pays du Golfe
L’Egypte, empêtrée dans la crise économique, brade ses terres et infrastructures aux pays du Golfe
الجمعة 8 مارس, 2024

Depuis dix ans, le pays, très endetté, cède des actifs dans le tourisme, l’agriculture ou les ports aux Emirats arabes unis et à l’Arabie saoudite.

Par Eliott Brachet (Khartoum, correspondance), Le Monde

C’est une immense bouée de sauvetage, lâchée au prix fort, sur un bout de la côte méditerranéenne égyptienne. Alors que l’Egypte est confrontée à un manque criant de devises étrangères, les Emirats arabes unis s’apprêtent à injecter 35 milliards de dollars (32,1 milliards d’euros) en deux mois dans le pays. La majeure partie des fonds est destinée au développement de Ras El-Hikma, une péninsule de 170 millions de mètres carrés (la superficie du bassin d’Arcachon), s’étirant sur près de 50 kilomètres de plages de sable blanc.

Derrière cette acquisition se trouve le fonds souverain émirati Abu Dhabi Developmental Holding Company (ADQ), dirigé par le cheikh Tahnoun Ben Zayed, le frère du dirigeant des Emirats, Mohammed Ben Zayed Al Nahyane. ADQ, qui assurera la gestion du projet, souhaite faire de Ras El-Hikma « l’une des plus grandes villes nouvelles développées par un consortium privé » en la convertissant en destination touristique de luxe, couplée d’un centre financier et d’une zone franche.

Cet accord, sans précédent dans l’histoire de l’Egypte, selon son premier ministre, Moustafa Kemal Madbouli, a été annoncé, le 23 février, en grande pompe depuis la nouvelle capitale administrative, appelée Wedian ou Al-Masa, autre projet faramineux dans lequel l’émirat a largement investi. Au moment où Le Caire croule sous des dettes estimées à plus de 160 milliards de dollars et est confronté à sa pire crise de liquidités depuis des décennies – aggravée par les troubles en mer Rouge et la diminution des revenus du canal de Suez –, ces investissements massifs constituent une bouffée d’oxygène pour le pouvoir égyptien.

« Un sauvetage inespéré »
« C’est un sauvetage inespéré. A court terme, ces capitaux vont permettre d’endiguer la dégradation vertigineuse de l’économie. L’inflation va se réduire. Mais pour combien de temps ? Il ne faut pas sous-estimer la capacité du gouvernement à dilapider ces fonds sans les investir dans des projets pérennes », s’inquiète Timothy E. Kaldas, codirecteur du Tahrir Institute for Middle East Policy, une ONG consacrée à la transition démocratique au Moyen-Orient. « Rien ne changera si le pouvoir persiste dans la même politique suivie depuis dix ans : la multiplication de mégaprojets extrêmement coûteux et peu rémunérateurs pour l’économie du pays, bénéficiant principalement à une nébuleuse de soutiens et de proches du régime », poursuit le chercheur.

La perfusion de billets verts en provenance d’Abou Dhabi sera échelonnée en plusieurs fois : 10 milliards de dollars ont déjà été transférés, auxquels s’ajouteront 14 milliards supplémentaires dans un délai de deux mois ; les 11 milliards restants consisteront en un décaissement de dépôts émiratis déjà existants dans la Banque centrale d’Egypte, qui seront utilisés pour financer divers projets à travers le pays.

A court terme, cette injection record de liquidités a déjà eu pour effet de réévaluer le cours non officiel de la livre égyptienne, en chute libre depuis plusieurs mois sur le marché noir. Alors que le taux de la banque était fixé à 30 livres égyptiennes pour 1 dollar, la monnaie locale atteignait 70 livres, en février, sur le marché informel, avant de retomber à 44 livres, début mars, après l’annonce du deal émirati.

Manque de transparence
En s’attaquant au marché parallèle, les autorités égyptiennes préparent le terrain à une dévaluation imminente de la devise, alors que les négociations avec le Fonds monétaire international (FMI) – qui ont abouti, mercredi 6 mars, à l’octroi d’un nouveau prêt de 5 milliards de dollars, après un premier accord pour 3 milliards, à la fin de 2022 – auront pour condition principale que la monnaie égyptienne flotte librement, comme le réclament depuis des années les bailleurs internationaux. Mercredi, la Banque centrale d’Egypte a relevé son taux directeur de 6 points, au niveau record de 27,25 %.

L’accord de Ras El-Hikma s’inscrit dans la lignée d’une série d’investissements des pays de la péninsule Arabique depuis dix ans, venus à la rescousse de l’économie égyptienne. « Entre 2013 et 2023, les dépôts cumulés des pays du Golfe dans la banque centrale égyptienne se sont élevés à environ 28 milliards de dollars. Abou Dhabi et Riyad en tête ont immédiatement soutenu le président du pays, Abdel Fattah Al Sissi, en 2013, dès le renversement de Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans », rappelle Rabab Azzam, journaliste pour le média indépendant égyptien Zawia3.

En échange, les argentiers du Golfe s’attendent à ce que les autorités égyptiennes leur facilitent l’acquisition de propriétés et d’actifs dans de nombreux secteurs allant du tourisme à l’agriculture, en passant par les banques, les ports et l’industrie pharmaceutique. En ligne avec le FMI, ils exigent, depuis 2016, des réformes structurelles, appelant à davantage de privatisations, à la réduction de l’emprise de l’armée sur l’économie ou à la mise en place d’un taux de change flottant pour faciliter les investissements.

Si le gouvernement égyptien a annoncé retenir une part de 35 % des bénéfices espérés du projet de Ras El-Hikma, l’accord manque de transparence. « On ne sait pas vraiment par quels canaux ces milliards vont être injectés et pour quels projets l’argent restant va être dépensé. L’Egypte a-t-elle cédé la propriété de ces terres ? Tout cela est très obscur. En vendant ces actifs, le pays perd le contrôle de ses ressources tout en continuant à s’endetter. Nous perdons nos meilleures entreprises, nos ressources stratégiques, nous hypothéquons nos ports et nos aéro ports. Tout cela pour des accords signés à l’insu des citoyens », considère l’économiste Ilhami Al-Mirghani. Il souligne également le coût humain de ces projets qui se traduisent par de nombreuses expropriations d’habitants en échange de maigres compensations.

Vente de terres désertiques
En parallèle de l’accord avec ADQ, les autorités mènent depuis plusieurs mois des discussions autour d’un autre mégaprojet d’investissement, qui pourrait voir le jour dans le sud du Sinaï, sur la mer Rouge. La péninsule de Ras Gamila pourrait attirer des fonds saoudiens estimés à 15 milliards de dollars pour développer un projet touristique d’immense station balnéaire.

Outre la vente, en février, de plusieurs hôtels historiques et prestigieux à ADQ pour 800 millions de dollars, le gouvernement prépare également la cession de la gestion de ses aéroports à des opérateurs privés, annonçant le lancement d’un appel d’offres international. De plus, le président Al-Sissi a ratifié une loi permettant la vente de terres désertiques à des investisseurs étrangers.

Comme en 2017, lors de la cession des îles de Tiran et Sanafir en mer Rouge à l’Arabie saoudite qui avait provoqué l’indignation de nombreux Egyptiens, le projet de Ras El-Hikma a suscité une levée de boucliers sur les réseaux sociaux d’une partie de la population, qui voit d’un très mauvais œil la vente des terres, des infrastructures et du patrimoine historique du pays à la découpe.

LES CHIFFRES

5 MILLIARDS
C’est le montant, en dollars (soit près de 4,6 milliards d’euros) du prêt accordé au pays par le Fonds monétaire international, mercredi 6 mars. Il fait suite au prêt de 3 milliards de dollars déjà convenu fin 2022.

DEUX TIERS
C’est la proportion des 106 millions d’Egyptiens qui vivent, aujourd’hui, au-dessous ou juste au-dessus du seuil de pauvreté.

27,75 %
C’est le niveau auquel la Banque centrale a relevé son taux directeur, mercredi 6 mars, soit 6 points de hausse, dans l’espoir de juguler l’inflation, qui dépasse les 30 %.

35 MILLIARDS
C’est le montant, en dollars, que les Emirats arabes unis vont injecter en Egypte dans les deux prochains mois, principalement pour développer un complexe touristique sur la péninsule de Ras El-Hikma.