En œuvrant à la construction d'une Amérique impériale, le duo Trump-Musk rompt avec le reste du monde.
Par Nicolas Baverez, Le Point
L'hydre «Donlon Trusk », formée du duo Donald Trump-Elon Musk, a entrepris de transformer le monde avant même la cérémonie d'investiture du 20 janvier. S'appuyant sur le retour en force de l'hyperpuissance des États-Unis, elle entend transformer l'Amérique en empire contrôlant une vaste sphère d'influence permettant de renforcer sa puissance militaire, d'assurer sa sécurité économique et de garantir son leadership technologique.
Donald Trump confirme que son élection ne constitue pas une revanche mais une révolution défiant toute prévision. Le choc attendu était isolationniste, protectionniste et populiste. Or l'Amérique de Trump et de Musk se révèle impériale et oligarchique avec la fusion incestueuse de la politique, des milliardaires et de la haute technologie, au détriment des déclassés du peuple Maga-, en guerre non contre les empires autoritaires mais contre ses alliés et l'État de droit.
Durant les premiers jours de janvier, Donald Trump a dessiné le projet et la carte d'une grande Amériques'étendant du pôle Nord au golfe du Mexique, rebaptisé «golfe de l'Amérique». Il a appelé le Canada à devenir le 51 État américain et traité Justin Trudeau de gouverneur. Il a exigé du Danemark la cession du Groenland et du Panama le contrôle du canal par Washington pour des raisons de sécurité nationale, sans exclure le recours à la force armée si ses demandes n'étaient pas satisfaites.
Simultanément, Elon Musk a exigé la démission de Keir Starmer, en l'accusant de complicité avec les réseaux pédophiles pakistanais, qui ont violé des milliers d'enfants de la fin des années 1980 à 2013, tout en se prononçant en faveur des extrémistes de Reform UK et en envisageant de leur verser 100 millions de dollars. Puis il a qualifié Olaf Scholz d'«idiot» et annoncé son soutien à Alice Weidel et à l'AfD, au service desquelles il a placé le réseau X.
Ces prises de position obéissent à une logique de puissance et témoignent d'une confusion systématique entre intérêt national et intérêts privés. Le Canada comme le Groenland sont des espaces stratégiques en raison de leur situation et de leurs richesses (l'ile possède 37 des 50 matériaux critiques pour l'industrie numérique et la transition écologique). Le Panama a laissé la Chine prendre le contrôle des deux extrémités du canal. Sous l'attaque en règle de l'Union européenne et du Royaume-Uni pointe la volonté de démanteler les réglementations du secteur numérique et de la finance.
Trump et Musk opèrent surtout une rupture majeure dans l'histoire des États-Unis et du monde. Accompagnant la fin du cycle de la mondialisation et le basculement dans un système multipolaire, hétérogène et violent, ils mettent en œuvre le divorce de l'Amérique d'avec la démocratie tout en refermant l'ere de la réassurance du monde libre par les États-Unis, qui s'ouvrit en 1917 avec Woodrow Wilson pour se conclure en 2024 avec Joe Biden.
L'Amérique impériale de Donald Trump ne se prépare pas seulement à abandonner l'Ukraine et à négocier un nouveau Yalta avec la Russie de Vladimir Poutine. Elle démolit méthodiquement l'ordre international, qui repose sur des règles qu'elle abhorre, dont la souveraineté nationale, l'inviolabilité des frontières ou le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Comme le montrent leurs premières initiatives, qui épargnent Pékin, Moscou Téhéran ou Ankara, l'Europe est, avant même la Chine, la première cible de Donald Trump et d'Elon Musk. Le traitement de choc qu'ils lui font subir a valeur de test pour évaluer sa capacité de résistance à leur entreprise de préda tion. Le résultat est sans appel. L'Europe s'est offerte à l'Amérique impériale de Trusk avant même que ses menaces ne deviennent réalité. Le Danemark, fragilisé par les revendications indépendantistes du Groenland, a proposé de négocier. Olaf Scholz et Keir Starmer, minés par leur impopularité et otages de leur dépendance vis-à-vis de Washington, sont tétanisés. Ursula von der Leyen s'est placée aux ordres des Gafam en mettant au point mort la régulation numérique comme les investigations des services de la Commission sur X. Kaja Kallas, haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, s'est contentée de rappeler que les États-Unis restent notre grand allié. Dans le même temps, Giorgia Meloni a encensé le duo Trump-Musk et conclu un contrat de plus de 1,5 milliard d'euros avec Starlink pour lui confier les communications des autorités italiennes et des forces armées en Méditerranée.
Le 20 juin 1953, Sartre lançait: «Attention, l'Amérique a la rage!» Au cœur de la guerre froide, son propos, qui valait soutien à l'Union soviétique, était assassin pour la liberté et la démocratie. Aujourd'hui, il sonne sinistrement vrai. La rage déchire et emporte l'Amérique, qui constitue désormais une menace pour la démocratie, pour le plus grand bonheur de Xi Jinping, de Vladimir Poutine ou de Recep Tayyip Erdogan.
Seule l'Europe peut encore assumer l'héritage de la liberté et de la raison politique au XXIe siècle. Mais à la condition de le vouloir et de s'en donner les moyens. Soit elle confirme son choix implicite d'être intégrée comme un protectorat dans le bloc nord-américain en sacrifiant sa souveraineté, soit elle reprend en main la maîtrise de son destin en se remettant à travailler, à produire et à innover, et en réarmant pour assurer sa sécurité. Dans un monde dominé par les hommes forts où la violence prime le droit, seuls ceux qui auront la capa cité de se défendre pourront prétendre rester libres.