Par Alain Barluet, correspondant à Moscou, LE FIGARO
DÉCRYPTAGE - La Russie, qui confirme avoir accueilli en exil le président déchu Bachar el-Assad, affirme être en contact avec les nouvelles autorités du pays dans l’espoir d’y maintenir ses bases militaires stratégiques.
Le « réalisme » diplomatique vaut bien quelques contorsions. Celles-ci font sourire les Moscovites, qui ont remarqué qu’au lendemain même de la chute de Damas, le drapeau de l’opposition — frappé de trois étoiles —, était hissé au fronton de l’ambassade syrienne. On apprenait simultanément l’arrivée en exil dans la capitale russe de Bachar el-Assad et de sa famille, dans la plus grande discrétion et restés incomunicado depuis lors.
L’information, que le Kremlin avait laissée « fuiter » dimanche, a été confirmée, mardi soir, par le ministre adjoint des Affaires étrangères. Sergueï Ryabkov a justifié l’accueil du président syrien déchu en donnant à son pays le beau rôle : « Cela montre que la Russie agit comme il se doit dans une situation extraordinaire », a dit M. Ryabkov.
L'ambassadeur de Syrie en Russie, Bachar al-Jaafari, a, quant à lui, changé de logiciel en catastrophe dès lundi, dans une interview à la chaîne pro-Kremlin Russia Today, le diplomate, à son poste depuis 2022, taxait le régime d'Assad de « mafia corrompue » et qualifiait son exil de « fuite pathétique ». On aura noté aussi comment, en un tourne-main, pour les autorités russes, les terroristes de naguère d'ailleurs dûment enregistrés comme tels, sont devenus des «représentants de l'opposition» et des interlocuteurs respectables. Afin d'amortir le choc magistral que repré sente pour Moscou la perte de l'allié syrien, des consignes ont été passées aux médias qui développent désormais deux éléments de langage principaux: la priorité, c'est l'Ukraine, et si Bachar a échoué, c'est d'abord de sa faute puis qu'il n'a pas écouté nos conseils...
Dans une situation qui reste hautement mouvante et lourde d'incertitudes, la Russie vise, à travers un exercice d'équilibrisme, à sauver ce qui peut l'être dans un pays ayant joué pour elle, surtout après 2015, un rôle pivot. A mesure que les rebelles avançaient, il devenait évident que la Russie n'interviendrait pas de manière sérieuse. Peut-être Poutine a-t-il compris que le moment était venu d'abandonner Assad et de donner la priorité au maintien des bases militaires russes dans la nouvelle Syrie, relève dans le New York Times Hannah Notte, directrice du programme au Centre James Martin, un think-tank spécialisé dans la non-prolifération basé en Californie.
L'avenir incertain des bases de l'armée russe
Parmi les dizaines d'emprises militaires contrôlées en Syrie par l'armée russe, deux bases constituent une priorité absolue celle, navale, de Tartous, la seule base russe permanente en Méditerranée, et celle, aérienne, de Hmeimim, une soixantaine de kilomètres plus au nord, et qui constitue pour Moscou un hub de projection majeur, en particulier vers l'Afrique. Des bases à propos desquelles « nous maintenons des contacts avec ceux qui contrôlent la situation en Syrie », a affirmé, mercredi, le porte-parole du Kremlin. « Les questions liées à la sécurisation de ces installations sont extrêmement importantes », a insisté M. Peskov.
Dès la chute de Bachar, on indiquait à Moscou avoir reçu des « assurances » sur la sécurité de ces bases hébergeant, outre des navires et des avions, une bonne partie des 7500 militaires et mercenaires russes qui se trouveraient cet automne en Syrie. Néanmoins, des signes de tensions relevés autour des bases ces derniers jours, dans un contexte de pilonnage opéré par Israël pour neutraliser l'arsenal syrien, incitaient à la prudence sur la pérennité de la présence russe.
Or, sans la possibilité de pont aérien fiable, la capacité de la Russie à projeter sa puissance en Afrique s'effondre... Toute la stratégie opérationnelle de Moscou en Méditerranée et en Afrique est en jeu, relève Anas el-Gomati, un spécialiste des questions régionales. Ne plus pouvoir disposer de Hmeimim représenterait une «perte importante» pour les opérations africaines menées par la Russie, concède Rouslan Poukhov, chef du Centre d'analyse des stratégies et des technologies de Moscou. «Tous les approvisionnements passaient par Hmeimim. C'est particulièrement important pour un pays n'ayant pas d'accès à la mer comme la République centrafricaine (un des principaux points d'appui russe sur le continent, NDLR)», ajoute le spécialiste.
Par ailleurs, des images satellite circulent concernant la base de Tartous, site essentiel de ravitaillement et de réparation des navires russes, qui peuvent rester en mer Méditerranée sans avoir à passer par les détroits turcs pour rejoindre les bases du Kremlin en mer Noire... Cinq bâtiments de surface, dont la nouvelle frégate Amiral Gorchkov équipée de missiles hypersoniques, et un sous-marin à propulsion classique, le B-261 Novorossiisk ont quitté la rade de Tartous, dès le 6 décembre, pour jeter l'ancre au large, à courte distance du port. «L'idée était d'observer le développement de la situation à terre. Dans un deuxième temps, ils ont conservé cette distance afin de ne pas s'exposer aux raids de l'armée de l'air israélienne qui a détruit la flotte syrienne à quai», explique Igor Delanoë, directeur adjoint de l'Observatoire franco-russe à Moscou.
Reste à savoir si ces bateaux regagneront leur base. Tout va dépendre des négociations avec les nouvelles autorités syriennes et la Turquie, poursuit Igor Delanoë. Mais quoi qu'on ait pu leur promettre, les Russes auraient grand intérêt à chercher une solution de remplacement, ajoute-t-il. Pour la base aérienne, les Russes louent déjà en Libye des terrains à leur allié, le général Haftar. Concernant la base navale, les Russes vont réactiver leurs canaux pour voir ce qui est également faisable en Libye. Mais la présence navale russe dans ce pays constitue une ligne rouge américaine, analyse Igor Delanoë. Une alternative serait aussi Port-Soudan. Moscou et Khartoum ont réactivé depuis cet été les pourparlers autour de ce projet de base navale russe en mer Rouge.