Alors que la Russie négocie l’avenir de sa présence militaire en Syrie avec HTC, les tombeurs de Bachar Al-Assad, longtemps protégé par Moscou, les régimes militaires au Sahel s’interrogent sur la solidité de leur alliance.
Par Benjamin Roger, Emmanuel Grynszpan, Frédéric Bobin et Cellule Enquête vidéo. LE MONDE
Depuis la chute du régime de Bachar Al-Assad, le 8 décembre, la Russie travaille à préserver l’essentiel en Syrie. Deux sites sont en jeu dans les négociations engagées avec les nouveaux maîtres de Damas, les ex-rebelles islamistes de Hayat Tahrir Al-Cham (HTC) : la base maritime de Tartous et l’aéroport de Hmeimim. Déployée en Syrie depuis 2015, l’armée russe s’est servie de ces deux bases, distantes de 60 kilomètres, comme points d’appui logistique pour ses opérations ultérieures au Sahel, alors que ses avions gros-porteurs vieillissants n’ont pas l’autonomie suffisante pour voler, sans escale, de la Russie jusqu’en Libye.
Dans l’éventualité d’une expulsion de Syrie, l’armée russe a ainsi regroupé au cours des dix derniers jours tous ses moyens dispersés sur près de vingt bases et presque une centaine de postes. D’importants convois de camions et de blindés ont été observés convergeant vers la côte méditerranéenne, autrefois un bastion alaouite. Le fait que cette vaste opération logistique ait pu se dérouler sans incident notoire prouve l’existence d’une coordination entre l’état-major russe et HTC, qui fut pendant neuf ans la cible des bombardements du premier.
Point d’ancrage en Méditerranée
Sur la base navale de Tartous, seul point d’ancrage pour la flotte russe en Méditerranée disposant de capacités de maintenance, des clichés satellites réalisés par Maxar entre le 15 et le 17 décembre montrent une centaine de camions militaires nouvellement garés sur le terminal occupé habituellement par la flotte russe. Les six navires et le sous-marin restent invisibles et mouilleraient au large par mesure de sécurité. Une quantité à peu près équivalente de camions militaires et de blindés apparaissent également sur des clichés satellites, garés sur le tarmac de l’aérodrome de Hmeimim. Comme s’ils étaient prêts à être chargés dans des avions grosporteurs restés largement immobiles depuis la chute de Bachar Al-Assad. Les experts estiment que plusieurs centaines de rotations seront nécessaires pour évacuer l’ensemble du matériel, surtout si les avions russes se voient interdire le survol de la Turquie et de l’Irak, comme c’est le cas actuellement pour les vols chargés d’armes. Les rares avions partant de Hmeimim vers la Russie survolent l’Arabie saoudite et l’Iran, ce qui triple la longueur du trajet.
Pour Anton Mardasov, chercheur associé au Middle East Institute, un cercle de réflexion basé à Washington, la présence militaire russe « a perdu tout son sens depuis la chute de Bachar AlAssad ». Ce spécialiste de la politique de Moscou au Moyen-Orient table sur une retraite vers la Russie ou l’Afrique, mais pas forcément immédiate.
Dans ce contexte, la Libye pourrait voir son intérêt stratégique renforcé. La Russie y dispose déjà d’emprises en Cyrénaïque (Est) et dans le Fezzan (Sud), sous l’ombrelle du maréchal Khalifa Haftar, qui a établi à Benghazi un pouvoir parallèle à celui de Tripoli. Plusieurs vols entre Hmeimim et Benghazi ont été identifiés au moment de la chute de Bachar Al-Assad . Les rotations ont toujours été régulières entre les deux pays, surtout depuis que la Libye est utilisée par Moscou comme plateforme de transit et de projection vers ses partenaires en Afrique subsaharienne (Centrafrique, Mali, Burkina Faso, Niger…).
Selon une source occidentale, l’avion de la compagnie Cham Wings, propriété d’un proche du clan Al-Assad, qui a atterri le 8 décembre sur l’aéroport de Benina, en banlieue de Benghazi, convoyait un aréopage très particulier : un groupe de hauts gradés de l’armée syrienne. Une rumeur faisait même état de la présence parmi les passagers de Maher AlAssad, le frère du dictateur déchu.
D’autres avions de transport russes de type Iliouchine ont été repérés en provenance de Russie, atterrissant sur la base aérienne d’Al-Khadim, bâtie par les Emirats arabes unis non loin de Benghazi. « Il y a tout lieu de penser que les Russes transfèrent en Libye des actifs militaires, dont certains de Syrie. La question est de savoir s’il s’agit de mesures temporaires ou définitives », observe une source onusienne.
Les Américains ont renforcé ces derniers mois leur pression sur maréchal Haftar afin de le dissuader de céder aux sirènes de Moscou, qui cherche à lui faire signer un accord sur l’installation d’une base navale russe sur le littoral libyen. L’homme fort de la Cyrénaïque n’a pas encore tranché, mais la tension au sein de son clan – divisé sur la cession d’une base – est à son comble. La nouvelle donne syrienne va rendre la partie de bras de fer encore plus intense alors que la Russie a impérativement besoin de sauver, et même de conforter, ce hub logistique d’Afrique du Nord qui lui permet de se projeter en Afrique subsaharienne, où opèrent ses paramilitaires du Groupe Wagner ou de l’Africa Corps.
Depuis environ un an, les Russes ont pris les devants en contribuant à l’édification d’une nouvelle « ville militaire » (bases navale et aérienne) à Qaminis, au sud de Benghazi, d’une base d’entraînement à 25 kilomètres au sud de Syrte et d’une piste d’atterrissage près d’Ash Shwayrif, à 300 kilomètres au sud de Misrata, sans compter les travaux d’aménagement et d’agrandissement du port de Tobrouk, non loin de la frontière avec l’Egypte. Si aucun accord n’a été signé, ils peuvent en user à leur convenance, car Khalifa Haftar dépend de leur protection pour la sécurité de ses sanctuaires de l’Est et du Sud.
La grande question concerne désormais l’attitude des Turcs, qui contrôlent militairement la Tripolitaine (Ouest) rivale, si l’équilibre précaire en vigueur depuis le cessez-le-feu d’octobre 2020 venait à être rompu par une montée en puissance des Russes en Libye.
« Ce n’est pas rassurant »
Mais, au-delà des enjeux logistiques en Libye et au sud du Sahara, le défi est aussi politique pour la Russie. De Bamako à Niamey en passant par Ouagadougou, les militaires putschistes appuyés par Moscou ont suivi de près la réaction russe à l’offensive fulgurante des rebelles sur Damas. Et tous ont fait le même constat : Moscou n’a pas été capable de sauver Bachar Al-Assad – voire l’a abandonné, estiment certains. Dès lors se pose une question : si Vladimir Poutine n’a pas protégé son allié syrien, stratégique dans son jeu au Moyen-Orient, le ferait-il pour eux ?
Parmi ces partenaires africains, en particulier maliens, la chute de l’ex-dictateur syrien a relancé les interrogations sur la solidité de leur protecteur. Des doutes avaient déjà émergé en juin 2023, après la rébellion avortée de Evgueni Prigojine et de ses mercenaires du Groupe Wagner. L’oligarque avait alors fait trembler le pouvoir de Vladimir Poutine – avant de mourir dans un crash d’avion en Russie trois mois plus tard –, suscitant l’incrédulité de nombreux observateurs, en Afrique comme ailleurs.
« Tout le monde se pose de nouveau des questions depuis les événements en Syrie, confie un officier malien. C’est un échec total pour les Russes, qui remet en cause leur fiabilité et fragilise leur position au Mali et au Sahel. Ce n’est pas très rassurant. » S’y ajoutent les inconnues liées à la lente réorganisation du dispositif civilomilitaire russe en Afrique. Depuis la mort d’Evgueni Prigojine, le ministère de la défense tente de reprendre en main les activités africaines de Wagner et de les fondre dans un nouveau dispositif civilo-militaire, l’Africa Corps. Cette volonté n’est toutefois pas pleinement concrétisée, les « Wagnériens » poursuivant leurs affaires et leurs opérations en Centrafrique et au Mali, où ils gardent les faveurs des dirigeants.
Fin novembre, Iounous-bek Evkourov, le vice-ministre russe de la défense, s’est rendu une nouvelle fois à Bamako pour négocier le changement de cadre de coopération avec la junte malienne. Après des discussions tendues, il a acté que l’ensemble du contingent d’Africa Corps ne sera pas déployé au Mali au 1er janvier 2025, la date initialement fixée, après l’arrivée d’un premier groupe de 200 hommes mi-décembre.
Des problèmes financiers seraient notamment au cœur du différend avec les responsables maliens, lesquels ont donc prolongé leur contrat avec Wagner au moins jusqu’en mars.