L’organisation des pays du sud s’inscrit dans la stratégie de la Chine, visant à construire un nouvel ordre mondial post-occidental, mais aussi post-démocratique.
Nicolas Baverez – Le Figaro
Le 15e sommet des Brics, organisation qui rassemble le Brésil, la Russie, l’Inde, la Chine et l’Afrique du Sud, s’est réuni à Johannesburg et marque un tournant dans leur histoire. Il intervenait à un moment décisif. La guerre d’Ukraine a en effet ouvert une grande confrontation entre les empires autoritaires et les démocraties. Or aucun des Brics n’a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie et tous refusent d’appliquer les sanctions internationales contre Moscou. Au sein d’une mondialisation qui se fragmente en blocs, les Brics entendent fédérer le Sud et en faire un acteur autonome opposé à l’Occident. Enfin, Xi Jinping, confronté à des difficultés intérieures de plus en plus sérieuses, entend conforter sa stature internationale et déployer la puissance chinoise en la positionnant comme le leader naturel du Sud global.
Les Brics s’inscrivent ainsi dans la stratégie de la Chine visant à construire un nouvel ordre mondial post-occidental, mais aussi post-démocratique. Sur le plan commercial, elle entend s’appuyer sur le développement des échanges Sud-Sud pour remettre définitivement en question les règles de l’OMC, alors que ses exportations vers les émergents ont dépassé au premier semestre 2023 celles destinées aux pays développés. Sur le plan monétaire, elle cherche à imposer le yuan comme monnaie de règlement alternative au dollar. Sur le plan financier, elle mise sur les programmes des « nouvelles routes de la soie » et sur la Banque nouvelle de développement, dont 30 % des prêts sont libellés en devises locales, pour évincer les institutions de Brettons Woods. Sur le plan politique, elle exporte le modèle chinois fondé sur un régime autoritaire ainsi que sur le contrôle par l’État de l’économie et de la société. Sur le plan stratégique, elle poursuit l’encerclement de l’Occident et la construction d’un nouvel ordre mondial fondé sur les zones d’influence et les rapports de force, à l’exclusion de toute forme de valeurs universelles.
Il ne fait pas de doute que les Brics élargis affichent un poids démographique et économique impressionnant, mais leur capacité d’action reste limitée. Les Brics ne sont en effet unis que par la volonté de revanche sur l’Occident. Leurs décisions sont soumises à la règle du consensus alors qu’ils agglomèrent des États très hétérogènes par leur niveau de développement, leurs structures sociales, leurs institutions, leurs valeurs. Leurs intérêts divergent souvent, quand ils ne sont pas en conflit ouvert, à l’image des affrontements armés entre la Chine et l’Inde dans l’Himalaya ou de la rivalité entre la Chine et la Russie en Asie centrale.
Sur le plan économique également, les Brics sont souvent en concurrence frontale, à l’instar de l’Inde qui bénéficie directement du retrait des investissements et des capitaux occidentaux de Chine. La dédollarisation sera lente pour les échanges, libellés à 44 % dans la monnaie américaine contre 5,4 % dans les devises des cinq fondateurs des Brics, et impossible pour la fonction de monnaie de réserve. Le yuan est en effet inconvertible et n’est adossé ni à une balance des paiements déficitaire, ni à un État de droit, ni à un marché financier profond, transparent et efficace. Les autres monnaies sont à la fois volatiles et en dépréciation rapide. Le projet d’une monnaie commune demeure chimérique compte tenu de la différence des niveaux de développement et de productivité de leurs économies. Les débuts de la Banque nouvelle de développement sont laborieux et décevants. Les programmes des nouvelles routes de la soie conduisent à des situations de surendettement, ponctuées par des spoliations d’actifs au profit de la Chine, voire par le basculement de certains États dans le chaos à l’image du Sri Lanka.
Les démocraties occidentales ne doivent pas pour autant sous-estimer l’importance des Brics. Ils constituent en effet un relais d’influence majeur pour la Chine, parallèlement à l’Organisation de coopération de Shanghaï et au groupe des Soixante-Dix au sein de l’ONU. Ils diffusent le ressentiment et la volonté de revanche sur l’Occident, justifiant l’impérialisme et le colonialisme de la Chine et de la Russie au XXIe siècle par la dénonciation de l’impérialisme et du colonialisme au XIXe siècle. Ils légitiment le projet d’un nouvel ordre mondial post-occidental, avec pour ambition de fédérer 152 des 193 États de la planète contre l’Occident.
L’Ouest ne peut pas prendre le risque de perdre le Sud et de l’abandonner à la Chine. L’urgence consiste donc à désarmer la spirale de la haine et du ressentiment, alimentée par la perception que l’Occident considère ses problèmes comme étant ceux du monde tout en estimant que les problèmes du monde ne sont pas les siens. Au lieu de donner des leçons de gouvernance, les démocraties doivent proposer des solutions opérationnelles et rapides aux problèmes des pays du Sud.