Les chefs des rebelles syriens contrôlent le pays. Et maintenant que va-t-il se passer ?

Les chefs des rebelles syriens contrôlent le pays. Et maintenant que va-t-il se passer ?
الخميس 26 ديسمبر, 2024

The Wall Street Journal / L'Opinion

Le nouveau gouvernement dirigé par des islamistes promet la modération, mais ses représentants ne prennent aucun engagement concernant des sujets comme les droits des femmes ou la tenue d’élections libres

Jared Malsin

Damas (Syrie) — Le chef des rebelles victorieux, l’islamiste Ahmed al-Charaa, passe ses journées à s'entretenir avec ses conseillers et à rencontrer une kyrielle de visiteurs – diplomates américains, dirigeants turcs, jordaniens, qataris et représentants des communautés religieuses de Syrie.

Tous ont la même question : comment M. Charaa compte-t-il gouverner ce pays de 23 millions d'habitants ravagé par la guerre ?

Ce combattant, qui a participé à la rébellion syrienne et a dirigé l'offensive ayant provoqué la chute du régime de Bachar al-Assad, cherche une réponse à cette question. Jusqu'à présent, l'homme, classé comme terroriste par les États-Unis, a renoncé à son nom de guerre, Abou Mohammed al-Joulani – sous lequel il s'était fait connaître dans le monde entier –, et a troqué son treillis de combat pour un costume de ville.

Ces dernières années, M. Charaa, qui avait combattu les Etats-Unis en Irak avec les jihadistes d'al-Qaïda, a cherché à apparaître plus modéré, se faisant le héraut d’une version pragmatique de l'islam politique. Aujourd'hui, il prône la patience.

« Les gens ont de grandes ambitions, mais aujourd'hui, nous devons adopter un mode de pensée réaliste, a-t-il déclaré aux journalistes après la victoire rapide des rebelles. La Syrie est confrontée à de nombreux problèmes, et ils ne disparaîtront pas d'un coup de baguette magique. »

Le groupe de rebelles mené par M. Charaa, qui gouvernait depuis des années une minuscule région du nord-ouest de la Syrie, contrôle désormais Damas, une ville abritant diverses communautés, et dirige des millions de Syriens, parmi lesquels des Alaouites, des chrétiens et des Kurdes. A Alep, première ville reprise lors de la récente offensive, le groupe a laissé les églises intactes et a promis de gouverner de façon inclusive.

Pour M. Charaa, les dirigeants de son groupe, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), ainsi que leurs alliés, l’heure est venue de prendre des décisions ouvrant la voie à une reconstruction paciique après plus d'une décennie de guerre civile ou à de nouveaux cycles d’afrontements entre factions rivales, alimentés par l'ingérence de puissances extérieures.

Le premier déi du chef des rebelles est de maintenir l'ordre et les services administratifs. Jusqu'ici, le HTC ne gérait qu'une ville dans une enclave de cinq millions d'habitants. Gouverner l'ensemble du pays est une tout autre affaire alors que ses 25 000 combattants sont disséminés dans les plus grandes villes de Syrie et que les autorités civiles sont débordées.

Lors d'une entrevue avec des journalistes, Mohamed Khaled, membre du bureau des affaires politiques du HTC, a énuméré les tâches que le groupe doit encore accomplir : fondre les différents groupes rebelles au sein d’une seule et même armée nationale, faire revenir les réfugiés, rédiger une Constitution et doter les ministères en personnel.

M. Khaled a précisé que M. Charaa et lui-même envisageaient une transition d'un an ain de mettre en place le cadre nécessaire pour établir un nouveau gouvernement. Des questions très sensibles, comme la tenue vestimentaire des femmes, le traitement des personnes LGBT et la consommation d'alcool seront débattues, ont-ils déclaré, alors que des élections ne se tiendront pas dans l'immédiat.

L'évolution de la Syrie déterminera aussi l'influence de la Russie, qui dispose de bases militaires dans le pays lui servant d’ancrage au Moyen-Orient, et de l'Iran, qui avait envoyé des milices soutenir le régime d'Assad et se sert depuis longtemps du pays comme d’une plateforme pour exercer son pouvoir dans la région.

Les milices kurdes, soutenues par les États-Unis, contrôlent toujours environ le tiers nord-est de la Syrie, mais elles subissent une pression croissante de la Turquie, aux positions proches de celles du nouveau gouvernement islamiste de Damas.

Au Sud, Israël a envoyé des troupes dans une zone tampon près du plateau du Golan et s'est emparé de points stratégiques sur la route vers Damas. M. Charaa a cherché à éviter les frictions avec l'Etat hébreu, même après ses lourdes frappes aériennes.

Selon Barbara Leaf, sous-secrétaire d'Etat américaine aux Affaires du Proche-Orient, qui a rencontré M. Charaa vendredi, ce dernier a tenu « des propos très pragmatiques et modérés sur différents sujets allant des droits des femmes à la protection de l'égalité des droits pour toutes les communautés ».

« Ce fut une bonne prise de contact initiale, a dit Mme Leaf. Nous jugerons sur les actes, pas seulement sur les paroles. »

« Ils sont pragmatiques, réalistes, ce sont des politiciens, ils n’ont rien de commun avec le régime de Bachar al-Assad en matière de programme politique, a déclaré Dareen Khalifa, senior advisor au sein de l’ONG International Crisis Group (ICG), qui s’est entretenue avec M. Charaa à de nombreuses reprises. Mais ce sont des islamistes conservateurs. »

Certains responsables et analystes occidentaux préconisent de supprimer le HTC de la liste des organisations terroristes établie par les Etats-Unis. Robert Ford, ex-ambassadeur américain qui avait initialement fait pression pour ajouter le nom de M. Sharaa à cette liste, déclare, lui, que le HTC ne répond probablement plus aux critères requis pour y figurer.

« Si l’on se fonde sur ce qu'ils font maintenant, il est difficile de justifier leur inscription sur la liste des organisations terroristes étrangères », fait-il observer, arguant que des membres du groupe ont lutté et sont morts au combat contre l'Etat islamique et qu'ils ont permis pendant des années à une association médicale humanitaire basée aux Etats-Unis de gérer un hôpital à Idlib.

« Je ne pense pas qu'ils aient encore de plan détaillé, précise M. Ford. Je pense qu'ils l'élaborent en partie au fur et à mesure. »

RUPTURE DE BAN
M. Charaa, né en 1982 en Arabie saoudite, a grandi à Damas. Il a passé cinq ans dans un camp de prisonniers en Irak, tenu par les Américains, après avoir gravi les échelons d'al-Qaïda dans ce pays à une époque où l’organisation terroriste s'en prenait aux forces américaines et aux civils chiites.

En 2011, Abou Bakr al-Baghdadi, le chef d'al-Qaïda en Irak, a envoyé M. Charaa en Syrie pour constituer une filiale locale de l'organisation après le début de la révolte contre M. Assad. Le nom de guerre de M. Charaa, Joulani, qui signifie « originaire du Golan », fait référence à ses racines familiales sur le plateau du Golan. Son grand-père faisait partie de la population déplacée lorsque ce territoire a été conquis par Israël pendant la guerre des Six Jours, en 1967.

M. Charaa doit sa popularité à ses victoires militaires contre le régime d'Assad et aux aides sociales distribuées par son groupe, selon Aaron Zelin, expert sécurité au Washington Institute for Near East Policy (Winep) et auteur d’un ouvrage sur le HTC.

M. Baghdadi a fini par se méfier de M. Charaa, qui a refusé, comme il le lui avait ordonné, d'éliminer des militants de l'opposition et des groupes de rebelles rivaux.

Lorsque M. Baghdadi a annoncé la création de l'Etat islamique, en 2013, M. Charaa s’en est éloigné, réitérant son allégeance à al-Qaïda. Le chef d'Al-Qaïda, Ayman Al-Zawahari, lui a garanti une liberté d’action. Plus tard, M. Charaa a comparé cet arrangement à un mariage de convenance.

En 2016, M. Charaa a rompu ses liens avec al-Qaïda et a entrepris un rapprochement avec d'autres groupes rebelles. Il a rompu avec le jihad international prôné par al-Qaïda et l'Etat islamique et a déclaré que son objectif était de renverser le régime d'Assad, de débarrasser la Syrie de l'influence russe et iranienne et de permettre aux Syriens déplacés de revenir dans leur patrie.

Au cours de la décennie de guerre qui a suivi la révolution syrienne de 2011, le régime d’Assad, aidé par l'aviation russe et des combattants soutenus par l'Iran, a acculé le HTC et d'autres rebelles dans une enclave montagneuse du nord-ouest de la Syrie, les forçant à se regrouper autour de la ville d'Idlib.

La ville était connue comme l'une des plus conservatrices du pays avant la guerre. Elle s'est développée avec l’arrivée d'environ deux millions de personnes qui ont alué d'autres régions en raison de la guerre. La ville est devenue une sorte de gouvernorat à la main des rebelles, régie par la charia, la loi islamique. Presque toutes les femmes y portaient le voile et le HTC y exerçait son pouvoir sans tolérer aucune opposition.

Le groupe rebelle a mis en place un gouvernement islamiste, avec ses tribunaux et son système scolaire, à Idlib, a lancé une campagne en vue d’éradiquer l'Etat islamique et a ouvert la région aux ONG étrangères. Pendant des années, le HTC s’est efforcé de prendre ses distances vis-à-vis de ses anciens alliés, partisans d’une violence extrémiste, et a proscrit de mener des attaques à l'étranger.

M. Charaa et ses lieutenants sont désormais aux commandes. Ils affirment vouloir respecter les différents visages de la Syrie.

« Les gens ont des cultures différentes, a déclaré M. Khaled, le responsable du bureau des affaires politiques, la semaine dernière. En même temps, a-t-il ajouté, « l'identité de la Syrie est syrienne et la majorité de sa population est musulmane ».

PAS D’ÉLECTIONS
Après la fuite de Bachar al-Assad de Damas, le 8 décembre, M. Charaa et le HTC ont amené une grande partie de leur administration d'Idlib. « J'ai apporté avec moi toutes les institutions, notamment les forces armées, les ministres et les projets de système éducatif », a déclaré M. Charaa aux journalistes.

Des voitures de police portant le logo du « gouvernement de salut » dirigé par les islamistes sont arrivées après la fuite des services de sécurité d'Assad. Les combattants du HTC, en tenue de combat, fusils d'assaut en bandoulière, ont pris le contrôle du palais présidentiel et des bâtiments de l'armée et des services de renseignement.

« Le principal but est d’assurer la sécurité pour permettre la formation du nouveau gouvernement et de la police », a affirmé Abu Redaa Khaled, un membre des forces spéciales des rebelles âgé de 21 ans, en traversant la mosquée des Omeyyades à Damas.

Le nouveau gouvernement a rouvert les écoles et remis les fonctionnaires au travail. Il contrôle la télévision et l'agence de presse contrôlée par l'Etat. Si les nouveaux dirigeants ont démantelé l'armée et les services de sécurité du régime, les responsables du HTC ont conservé de nombreuses institutions gouvernementales.

« Nous n'avions pas le choix, a déclaré M. Khaled. Ils connaissent les arcanes de l'Etat. » Lorsque le HTC a formé son gouvernement de transition, le chef de son « gouvernement de salut » en place à Idlib est devenu Premier ministre.

Les responsables occidentaux s'accordent à dire que les nouveaux dirigeants syriens ont fait preuve d'une maîtrise des rouages technocratiques pour assurer la gestion de missions essentielles comme la production d'électricité et les réserves de devises. Un diplomate européen, qui s'est entretenu avec M. Charaa ce mois-ci, a dit s'attendre à ce que le nouveau gouvernement commette des erreurs. Charge à l'Occident, selon ce diplomate, de déterminer lesquelles seront tolérées.

De nombreux Syriens en exil ont déclaré prévoir de rentrer chez eux. Parmi eux, certains espèrent y créer des entreprises, des organisations humanitaires ou des médias. De nombreux Damascènes disent que le HTC les indiffère, mais qu'ils apprécient leur nouvelle liberté d'expression.

Le régime Assad a longtemps gardé fermée l'esplanade au dallage blanc de la mosquée des Omeyyades, située au centre de Damas, qui date du VIIIe siècle. Source de fierté nationale pour les Syriens, ce lieu touristique avant la guerre civile représente un symbole affectif pour des millions de musulmans dans le monde.

Mi-décembre, les rebelles ont ouvert l'esplanade, où la foule s’est massée. Beaucoup y agitaient des drapeaux vert-blanc-noir de la révolution syrienne récemment confectionnés – le régime Assad les interdisait. Dans la cour, combattants rebelles et habitants posaient pour des photos.

« Maintenant, je peux faire quelque chose pour aider le pays. Avant, je ne pouvais pas, témoigne Zoya Abdullah, 22 ans, étudiante en économie à l'université de Damas. Nous sommes plus détendus, désormais. »

M. Charaa et son groupe ont gagné leur pari en tant que libérateurs, mais n'ont pas encore fait leurs preuves en tant que leaders. Peu de temps après leur prise de pouvoir, des centaines de personnes se sont rassemblées sur une place de Damas en scandant « laïcité » et « non à la théocratie ».

La manifestation s'est déroulée peu après des déclarations du porte-parole du nouveau gouvernement, Obeida Arnout, qui avait assuré sur une chaîne d'information libanaise que les femmes, « du fait de leur nature biologique et psychologique », n'étaient pas aptes « à assumer toutes les fonctions au sein de l'Etat, comme celles de ministre de la Défense ».

Ghazal Bakri, une jeune femme de 23 ans originaire de Sweida, était présente sur la place où elle brandissait une pancarte sur laquelle figuraient les noms de célèbres militantes syriennes.

« Nous ne voulons pas que les treize dernières années soient gâchées, a déclaré Mme Bakri. Nous demandons la séparation de l'Etat et de la religion. »

Lors d'une rencontre avec des journalistes étrangers, M. Khaled a été interrogé sur la manière dont son gouvernement aborderait des questions de société telles que les droits des LGBT et la vente d'alcool dans les bars. « C'est une question ouverte au débat, a-t-il répondu. Il y aura des commissions, il y aura une Constitution, et tout cela sera décidé dans le cadre de lois. » «

Cette transition prendra du temps, car les lois et la Constitution sont en cours d'élaboration. D'ici là, a-t-il ajouté, il n'y aura pas d'élections. »