Par Apolline Convain, envoyée spéciale à Damas (Syrie). LE FIGARO
REPORTAGE - Après la chute du régime el-Assad, la société civile se mobilise pour faire entendre ses revendications, parmi lesquelles la mise en place d’un État de droit.
À pleins poumons, Safa al-Set scande le slogan que vient de lancer l’un de ses amis. « Nous voulons la démocratie, pas un État religieux. » La sculptrice qui habite le quartier de Bab Touma, dans le centre de Damas, a tenu à prendre part à la manifestation organisée ce jeudi 19 décembre place des Omeyyades, afin de réclamer la mise en place d’un régime démocratique. Un large sourire illumine le visage de la quinquagénaire. Dix jours se sont écoulés depuis l’arrivée au pouvoir des rebelles du groupe d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC). Avec les autres manifestants, elle veut montrer aux nouveaux dirigeants que la société civile continue de se mobiliser. Elle espère que ses cris atteindront les étages du Sheraton situé à quelques pas de là, où de nombreux représentants du groupe rebelle ont élu domicile.
Elle brandit énergiquement une pancarte portant l'inscription «démocratie, sécularité». Ses longs cheveux bruns retombent sur son décolleté, qu’un chemisier blanc laissait entrevoir. «Les gens à la tête de notre pays sont conservateurs, j’ai peur que la sculpture soit totalement interdite», s’alarme-t-elle. Depuis 2003, Safa al-Set réalise des sculptures en métal dans son atelier de la Ghouta et les expose à travers le monde arabe et en Europe. La chrétienne s'oppose à la mise en place d’un régime conservateur inspiré, voire fondé sur lacharia. «Je n'ai pas peur en tant que chrétienne, mais en tant que citoyenne. La Syrie est constituée de plein de couleurs, je ne veux pas qu’elle devienne monochrome», fait-elle valoir.
La manifestation de ce jeudi 19 décembre a été organisée en réaction à une interview qu’Obaida Arnaout, porte-parole du gouvernement intérimaire, a accordée à la chaîne libanaise al-Jadeed. À une question de la présentatrice sur la possibilité qu’une femme occupe le poste de ministre de la Défense dans le futur gouvernement syrien, ce dernier a rétorqué: «Ce poste ne correspond pas à sa nature biologique (…), elle ne peut pas travailler comme un homme.» Ces propos, qui s’inscrivent dans un échange plus long au sujet de la place et du rôle des femmes dans la société administrée par le nouveau gouvernement, ont provoqué l’ire d’une partie des Syriens de Damas.
Dans le calme d’un café de la vieille ville, Karim Abu Halaweh lève les yeux au ciel, une main sous le menton.«Cette période, c’est un mélange d’émotion, de joie, de méfiance et de peur »,soufflet-il. Le professeur de sociologie à l’université de Damas réfléchit. «J’espère profondément qu’ils (les membres de HTC, NDLR) ont changé, mais nous avons besoin de voir si leurs paroles vont se transformer en actes »,déclare-t-il religieusement. En particulier, il s’inquiète que la liberté d’expression soit encore davantage verrouillée dans l’université où il exerce.
Malgré ses doutes, le professeur d'université vêtu tout de noir relativise. Il reconnaît qu’Ahmedel-Chareh, le leader de HTC (jusqu'ici connu sous son nom de guerre Abou Mohammed al Joulani) a adopté depuis la chute du régime el-Assad un comportement rassurant. «Leur prise de pouvoir et leur entrée dans Damas se sont faites sans effusion de sang. Ils ont multiplié les déclarations rassurantes au sujet des minorités et de l'islamisation de lasociété», avance l'universitaire. Ce lundi notamment, Ahmed el-Chareh à déclaré lors d’une réunion avec des dignitaires druzes que «la Syrie doit rester unie, et il faut qu’il y ait un contrat social entre l’État et l'ensemble des confessions pour garantir une justice sociale», selon des propos rapportés sur la chaîne Telegram officielle du groupe islamiste.
Adiba Alsalih est également professeur, et directrice depuis 2012 d’un établissement privé de la banlieue nord de la capitale syrienne. Elle note les signaux positifs émis par les membres de HTC depuis dix jours. Dans la courde récréation de son établissement, elle montre d’un signe du menton deux enfants entrain de jouer. «Ce sont des fils de soldats du régime morts pendant la guerre. Ils bénéficiaient d’une loi leur permettant d’être scolarisés gratuitement dans le privé en raison de leur statut d'orphelin. Le nouveau gouvernement a décidé de les garder pour assurer la continuité de leur éducation, même si leurs pères ont possiblement tué des opposants au régime. Ça montre que nos dirigeants ne sont pas animés par une soif de vengeance.»
À demi-mot, encore terrifiée par la possibilité que ses propos soient dénoncés malgré la chute de Bachar el-Assad, elle poursuit: «C’était très dur de travailler sous le régime, les programmes scolaires étaient imposés, les élèves devaient répéter les objectifs du parti Baas (parti panarabe du clan el-Assad, NDLR) chaque matin…C’est désormais terminé. »Elle réclame aujourd’hui la démocratie, la liberté d’expression et la paix mais n’a pas voulu manifester dans le centre de Damas pour faire entendre ces exigences. Contrairement à d’autres Syriens de la classe moyenne, elle accorde une confiance absolue au nouveau gouvernement. «Ça ne peut pas être pire qu’avant, justifie-t-elle plus par pragmatisme que par idéologie. Évidemment qu’il y a des inconnus, mais nous avons vécu dans un tel état de peur que ça ne peut être que mieux.»
Place des Omeyyades, les manifestants se dispersent dans le calme et la bonne humeur après plusieurs heures de rassemblement. Après l’euphorie ressentie grâce à l'effet de foule, Safa al-Set retrouve lentement ses esprits. «Pendant toutes ces années de guerre, je n’ai jamais voulu quitter mon pays, alors que j'avais un visa pour l'espace Schengen grâce à mon statut d'artiste. J’aime trop ses gens, saculture, ses villes pour partir, confie-t-elle. Mais s’ils imposent la charia, je m’en irai parce que je ne pourrai plus vivre comme je l’entends.» Son enthousiasme naturel disparaît pour laisser place à un regard aussi triste qu’inquiet. Le degré de confiance que les Syriens accordent au gouvernement de transition diverge, mais tous se rejoignent sur la nécessité de rompre avec le conservatisme et les pratiques du règne d’el-Assad, pour enfin exercer leurs professions librementet jouir de leurs droits civiques.