Donald Trump soumet un nouveau système qui n’a encore jamais vécu de crise à une pression colossale
LE NOUVEL ECONOMISTE
Traditionnel refuge en période de danger, l’Amérique est aujourd’hui devenue une source d’instabilité. La liste des inquiétudes est longue. La dette publique augmente à un rythme alarmant. La politique commerciale est en proie à des conflits juridiques et à des incertitudes. Donald Trump s’attaque aux institutions du pays. Les investisseurs étrangers sont nerveux et le dollar s’est effondré. Pourtant, étonnamment, un grand danger reste encore invisible.
Révolution financière contre révolution Maga
Quand on pense au risque financier, on imagine souvent les frasques des banques d’investissement à Wall Street ou les prêts hypothécaires à risque à Miami. Mais la finance américaine a subi une transformation au cours de la dernière décennie. Un mélange de gestionnaires d’actifs, de fonds spéculatifs, de sociétés de capital-investissement et de sociétés de trading – parmi lesquels Apollo, BlackRock, Blackstone, Citadel, Jane Street, KKR et Millennium – est sorti de l’ombre pour évincer les acteurs traditionnels. Ces nouveaux acteurs sont fondamentalement différents des banques, des assureurs et des fonds traditionnels qu’ils ont remplacés. Ils sont également grands, complexes et inexpérimentés.
La révolution financière se heurte désormais à la révolution Maga. Donald Trump précipite la prochaine crise financière en semant le chaos dans le commerce, en renversant les engagements mondiaux des États-Unis et, surtout, en prolongeant la frénésie d'emprunts du gouvernement. Le système financier américain est dominant depuis longtemps, mais jamais le reste du monde n'a été aussi exposé à celui-ci. Tout le monde devrait s'inquiéter de sa fragilité.
Les nouveaux leaders du système financier
Les nouvelles entreprises attirent les talents financiers. Elles bénéficient également d'avantages réglementaires, car les gouvernements ont contraint les banques à détenir davantage de capitaux et à contrôler leurs traders après la crise financière de 2007-2009. Cette combinaison a donné lieu à une vague d'innovations, stimulant la croissance des entreprises et les propulsant dans tous les domaines de la finance.
Trois grandes entreprises du marché du non-coté, Apollo, Blackstone et KKR, ont accumulé 2600 milliards de dollars d'actifs, soit près de cinq fois plus qu'il y a dix ans. Au cours de cette période, les actifs des grandes banques n'ont augmenté que de 50%, pour atteindre 14000 milliards de dollars. À la recherche de financements stables, les nouveaux venus se sont tournés vers l'assurance. Apollo, qui s'est fait un nom dans le capital-investissement et a fusionné avec sa branche assurance en 2022, émet désormais plus de rentes que tout autre assureur américain. Ces sociétés prêtent aux ménages et à des entreprises de premier ordre telles qu'Intel. À elle seule, Apollo a prêté 200 milliards de dollars l'année dernière. Les prêts détenus par les grandes banques n'ont augmenté que de 120 milliards de dollars. Les sociétés de trading nouvelle génération dominent la sélection des titres et la tenue de marché. En 2024, Jane Street a réalisé autant de revenus de trading que Morgan Stanley.
Un système plus stable et plus rentable
Ce nouveau système financier présente de nombreux avantages. Il est très rentable. À certains égards, il est également plus sûr. Les banques sont vulnérables aux retraits massifs, car les déposants craignent d'être les derniers à pouvoir retirer leur argent. Toutes choses égales par ailleurs, le secteur financier est plus stable lorsque les prêts sont financés par des fonds immobilisés sur des périodes plus longues.
Plus important encore, le dynamisme de la finance américaine a canalisé les capitaux vers des utilisations productives et des idées novatrices, alimentant ainsi la surperformance économique et technologique du pays. Le boom de l'intelligence artificielle est alimenté par le capital-risque et un nouveau marché des titres adossés à des datacenters. Les systèmes financiers bancaires en Europe et en Asie ne peuvent rivaliser avec la capacité des États-Unis à mobiliser des capitaux. Cela a non seulement freiné les industries de ces régions, mais a également attiré des capitaux vers les États-Unis. Au cours de la dernière décennie, le stock de titres américains détenus par des étrangers a doublé, pour atteindre 30000 milliards de dollars.
Les risques des actifs privés et de la nouveauté
Malheureusement, cette nouvelle finance comporte également des risques. Et ceux-ci sont mal compris. En effet, comme ils sont nouveaux et n'ont pas été mis à l'épreuve d'une crise, ils n'ont jamais été quantifiés.
Une partie des inquiétudes provient de l'intérieur du système. Les nouveaux géants ressemblent encore étonnamment à des banques. Bien qu'il soit coûteux de racheter une police d'assurance-vie de manière anticipée, une ruée reste possible si les assurés et autres prêteurs craignent de ne rien récupérer. Et bien que les banques soient aujourd'hui plus sûres, leurs clients déposants restent indirectement exposés à la prise de risque des nouvelles entreprises. En effet, les prêts bancaires aux établissements financiers non bancaires ont doublé depuis 2020, pour atteindre 1300 milliards de dollars. De même, l'effet de levier fourni aux fonds spéculatifs par les banques est passé de 1400 milliards de dollars en 2020 à 2400 mil-liards aujourd'hui.
Le nouveau système est également d'une opacité déconcertante. Alors que les actifs cotés sont évalués presque en temps réel, les actifs privés sont très illiquides. Les risques mal évalués peuvent être masqués jusqu'à ce que les actifs soient soudainement réévalués, obligeant les investisseurs finaux à se précipiter pour couvrir leurs pertes. Les techniques financières novatrices ont déjà fait plusieurs fois long feu par le passé, car les innovateurs financiers sont poussés à tester leurs inventions jusqu'à leurs limites. Et la première fois, ce seuil est inconnu.
La prochaine crise?
Sous Donald Trump, le prochain bouleversement n'est jamais loin. L'endettement excessif du gouvernement met en péril les marchés obligataires, ce qui inquiète les investisseurs étrangers. Bien qu'un tribunal ait cette semaine limité les pouvoirs du président en matière de guerre commerciale, l'administration fait appel et Trump n'est pas près d'abandonner complètement les droits de douane. Une combinaison toxique d'incertitude, de conflits institutionnels, de volatilité des prix des actifs, de hausse des coûts du capital et de faiblesse économique menace de mettre le nouveau système financier sous pression.
Une crise mettrait à l'épreuve même les décideurs politiques les plus compétents. Une grande partie des risques liés aux entreprises superstar, à leurs liens avec le système financier au sens large et à l'économie réelle, ne deviendra claire qu'une fois que les difficultés seront là. De nouveaux mécanismes de prêt d'urgence seraient nécessaires. Lors de la dernière crise, le sauvetage des banques s'est avéré politiquement toxique. Sauver des investisseurs milliardaires serait une tâche encore plus ardue. Et pourtant, si les plus grandes de ces entreprises géantes étaient laissées à elles-mêmes, cela pourrait entraîner un resserrement mondial et brutal du crédit.
Sous Donald Trump, un sauvetage serait imprévisible. En 2008, le Trésor et la Réserve fédérale ont agi rapidement pour sauver les banques et ont mis en place des lignes de swap afin d'offrir des financements en dollars à une grande partie du monde. Trump pourrait décider de renflouer tout le monde. Mais imaginez la panique s'il commençait à choisir ses financiers préférés, à menacer d'abandonner ou de sanctionner les pays qui lui déplaisaient et à changer d'avis toutes les cinq minutes sur Truth Social.
Il y aura une autre crise financière, il y en a toujours eu. Personne ne sait quand le désastre frappera. Mais quand il le fera, les investisseurs se rendront soudainement compte qu'ils ont affaire à un système financier qu'ils ne reconnaissent pas.