Jamais, depuis qu'ils sont devenus « le grand protecteur » de l'Etat hébreu, les Etats-Unis n'ont fait preuve d'autant de faiblesse à l'égard d'Israël, souligne Dominique Moïsi.
Les Echos
L’Amour aux temps du choléra » : c’était le titre d’un roman publié en 1985 par le prix Nobel de littérature colombien, Gabriel Garcia Marquez. « La guerre au temps des élections » : ce pourrait être le résumé du dilemme auquel se trouve confronté le Parti démocrate américain face à Israël à moins d’un mois de l’élection présidentielle aux Etats-Unis. En poussant son avantage sur le terrain, et en étendant la guerre au Liban, Benyamin Netanyahou ne cherche pas seulement à rester le plus longtemps possible au pouvoir ; il semble se comporter comme un joueur de billard à trois bandes, dont l’un des objectifs serait de porter Donald Trump à la Maison-Blanche.
La reconnaissance à l’égard de Joe Biden et de sa vice-présidente devenue candidate à sa succession, Kamala H arris, ne paraît pas étouffer le Premier ministre israélien. Tout se passe comme si « Bibi » entendait punir la main qui l’a (très largement) sauvé. Pourquoi agit-il ainsi ? Dans quelle mesure cet épisode constitue-t-il un miroir grossissant, qui permet de juger de la place et du rôle des Etats-Unis dans le monde ?
Pour tenter de répondre à ces questions, il convient d’abord de partir d’une hypothèse probable. Entre la perception du prix du panier de la ménagère, les problèmes migratoires et la question de l’avortement, il ne reste pas beaucoup de place pour la politique étrangère dans les motivations des électeurs américains.
Tournant décisif ?
« It’s the economy, stupid ! » En dépit de sa victoire dans la première guerre du Golfe, George H. Bush avait été battu par Bill Clinton en 1992. Qu’en sera-t-il en 2024 ? La crise au Moyen-Orient pourrait-elle constituer, pour Kamala Harris, ce qu’elle avait été pour Jimmy Carter en 1980 : un tournant décisif ? La révolution islamique naissante, et plus encore l’échec de l’opération « Serre d’aigle », qui visait à libérer les diplomates pris en otage à l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran, avaient conduit à l’élection de Ronald Reagan. Se pourrait-il que la République islamique finissante joue le même rôle, aujourd’hui, que celui qui fut le sien en 1980 ? Avec, cette fois, Israël, dans le rôle d’accélérateur de l’histoire : le protégé déstabilisant son protecteur ?
C’est par le Moyen-Orient que la jeune république américaine naissante découvre les charmes de la politique internationale, dans son combat contre les Barbaresques (le Maghreb actuel), au tout début du XIXe siècle. Deux siècles plus tard, les signes les plus visibles de son impuissance (relative ou absolue ?) viendraient-ils, eux aussi, du Moyen-Orient ?
En 1967, au moment de la guerre des Six-Jours, l’Amérique avait pris le relais de la France dans son rôle de soutien et d’alliée privilégiée d’Israël. Une fonction qui perdure de nos jours, en dépit de la volonté de Washington de « s’extirper » d’une région où l’on ne semble recevoir que des coups. Ses aventures militaires malheureuses en Afghanistan, en Irak, et en Libye, ses ressources abondantes en pétrole et gaz de schiste, la montée en puissance de l’Asie, et du seul rival « digne d’elle », la Chine, conduisent l’Amérique à vouloir prendre ses distances avec le Moyen-Orient. Et à souhaiter déléguer les questions de sécurité à ses alliés, en particulier au couple improbable que constituent Israël et l’Arabie saoudite.
La volonté du Hamas de remettre – de la manière la plus barbare qui soit – la question palestinienne au cœur de l’échiquier politique de la région, la réplique israélienne massive, révélant les faiblesses singulières de l’Iran, audelà même de celle de ses protégés, ont « fracassé » en quelque sorte la stratégie américaine. N’est-elle pas trop faible diplomatiquement (ou politiquement) pour ce qu’elle a de fort militairement ?
Dans son ouvrage le plus connu « Stratégie du conflit », le prix Nobel d’économie 2005, Thomas Schelling, mettait en avant la stratégie du faible au fort à l’ère du nucléaire. Il n’est pas sûr que Benyamin Netanyahou ait lu Thomas Schelling. Mais le Premier ministre israélien, en se comportant comme le plus madré des hommes politiques américains, a su, telle une araignée tissant sa toile, encercler Joe Biden dans une série de pièges dans lesquels le locataire de la Maison-Blanche est tombé. Victime pour partie de ses émotions – il appartient à une génération fondamentalement pro-israélienne – et de sa détermination à ne pas retomber dans les erreurs de ses prédécesseurs, et de garder ses distances avec le MoyenOrient, Biden semble s’être laissé c onstamment manipuler par « Bibi ».
Un cadeau à Trump ?
Le Premier ministre israélien, sentant l’opportunité unique que constitue le calendrier électoral aux Etats-Unis s’est enfoncé dans la brèche ouverte, tel un élève turbulent, profitant de ce que le professeur ait le dos tourné. Biden peut-il encore « tirer les oreilles » de Netanyahou, s’inspirant ainsi de ce qu’avait fait Reagan à Begin en 1982, quand ce dernier ne voulait pas permettre à Yasser Arafat de quitter le Liban pour trouver refuge à Tunis ? Peut-il lui « tordre le bras », comme l’avait fait James Baker à Shamir en 1990, sous le mandat de George H. Bush ? Mais n’est-ce pas faire un cadeau à Donald Trump qui pourra se présenter comme le seul vrai ami d’Israël dans son combat contre la barbarie ?
Traditionnellement, 70 % de l’électorat juif aux Etats-Unis vote en faveur du parti démocrate. Qu’en sera-t-il cette fois ? A l’inverse, s’il persiste dans son soutien à Israël – parfois critique, mais globalement sans faille – Biden risque de perdre les voix les plus radicales du parti démocrate. Se peut-il qu’un pourcentage, même marginal, de ces voix fasse défaut à Kamala Harris le 5 novembre ? Et cela dans quelques-uns des sept Etats clés pour la course à la présidence ?
Quoi qu’il en soit, jamais, depuis qu’ils sont devenus « le grand protecteur » de l’Etat hébreu, les Etats-Unis n’ont fait preuve d’autant de faiblesse à l’égard d’Israël. Assurer la sécurité de l’état et garantir son droit à l’existence est une chose. Ne pas résister à « Bibi », quand il promet à Beyrouth le sort de Gaza en est une autre. C’est au moment où l’Amérique apparaît la plus indécise – à l’extérieur tout comme à l’intérieur – que son élection présidentielle semble la plus décisive.
Dominique Moïsi est géopolitologue.