Par Lucas Minisini (Majdal Shams, envoyé spécial), Le Monde
Les faits: Une frappe attribuée au mouvement chiite libanais a fait douze morts, samedi, à Majdal Shams, un village de ce plateau syrien occupé par Israël.
Sur le portrait encadré que Selina Abu Salem, 13 ans, serre dans ses bras, John Wadeea Ibrahim porte le maillot de foot dans lequel il est mort. Le jeune adolescent, du même âge qu’elle, fait partie des douze enfants tués, samedi 27 juillet en fin de journée, par une roquette tombée sur le terrain de sport du village druze de Majdal Shams, sur le plateau du Golan, un territoire syrien occupé par Israël depuis 1967. Ce lundi 29 juillet, la jeune fille, en larmes, déambule entre la pelouse synthétique noircie par la frappe et le cimetière, où tous les enterrements ont eu lieu. « Si j’entends les sirènes annonçant une nouvelle frappe, je ne courrai même pas me mettre à l’abri, décrit-elle, accompagnée par Vivian et Zeina, deux amies. J’attendrai l’impact. »
Parmi les dizaines de personnes venues partager leur deuil et leur angoisse face à un autel improvisé, devant le grillage éventré du stade, des anciens membres de l’équipe de football du Maccabi Haïfa croisent des prélats orthodoxes, des représentants de villages bédouins et quelques personnalités politiques locales. Un peu plus tôt dans la journée, le premier ministre israélien, Benyamin Nétanyahou, a improvisé une visite de condoléances sur les lieux de l’attaque.
Dans son discours, il a incriminé le Hezbollah, en guerre larvée avec l’armée israélienne le long de la frontière entre les deux pays, et promis une riposte « sévère ». Plusieurs dizaines d’habitants ont alors demandé à celui qu’ils qualifient de « meurtrier » de quitter la commune de 11 000 habitants, raconte Hanan Amasha, 36 ans. Ce membre du club de foot local, qui espère une réponse militaire rapide contre le Hezbollah au Liban, s’agace derrière ses lunettes de soleil : « A cause du premier ministre, des juifs meurent, des musulmans meurent et maintenant des Druzes meurent. »
Processus « d’israélisation »
Relativement épargnée par les neuf mois de guerre menés par Israël contre le Hamas dans la bande de Gaza et, dans une moindre mesure, contre le Hezbollah au Liban sud, la communauté druze du Golan se retrouve aujourd’hui projetée au cœur du conflit. Cette minorité religieuse, dispersée entre Israël, le Liban et la Syrie, compte environ 30 000 membres sur le plateau du Golan. Jusqu’au début des années 2010, cette zone peu dense, de 1 000 kilomètres carrés, qui a été illégalement annexée par Israël en 1981, maintenait des relations avec la Syrie voisine. Grâce à des laissez-passer, beaucoup de jeunes druzes étudiaient dans les universités de Damas, la capitale.
« Nous souffrons ensemble » Mais la révolution syrienne et les massacres de civils perpétrés par le régime de Bachar Al-Assad ont mis un terme quasi définitif à ces déplacements. Depuis, le territoire vallonné, où vivent aussi environ 30 000 colons juifs, a commencé un processus d’« israélisation », décrit Wael Tarabi, de l’ONG Al-Masdar, une organisation de défense des droits humains basée à Majdal Shams. En une décennie, entre 25 % et 30 % de la population du plateau a obtenu la nationalité israélienne, en remplacement des permis de résidence, plus contraignants, des dernières décennies. Un phénomène encore accentué depuis l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023, précise Waël Tarabi, spécialiste des questions socio-économique au sein de l’association. « Nous faisons aujourd’hui face à une vraie crise identitaire. »
Sur le plateau du Golan, la guerre a rapproché toutes les populations, druze et juive. Pour la première fois, certains jeunes druzes de la région ont rejoint la réserve de l’armée, à l’instar de leurs coreligionnaires d’Israël, connus pour leur loyalisme à l’égard de l’Etat hébreu. Quelques villages du Golan ont même formé leurs propres unités d’autodéfense, comme l’ont fait de nombreux kibboutz à travers Israël. Dans le Nord, tout le monde partage le même sentiment, analyse Haïtham Khater, 64 ans : « Nous avons été oubliés par l’Etat. »
Sur la terrasse de sa maison de Massada, un village à quelques kilomètres au sud de Majdal Shams, ce chef d’entreprise évoque, café à la cardamome et cigarette à la main, les bombardements réguliers du Hezbollah sur les nombreuses bases militaires israéliennes installées sur les hauteurs stratégiques du Golan. Beaucoup de ces tirs finissent dans des champs rocailleux. Mais, en mai, un « drone du Hezbollah » s’est écrasé près d’une école, pas loin de chez lui, sans faire de victime, précise l’ingénieur, qui se demande souvent pourquoi le gouvernement israélien ne leur a jamais proposé d’évacuer le plateau du Golan.
En Galilée, la région voisine, plus à l’ouest, qui fait face au Liban, 80 000 résidents ont quitté leur domicile en octobre 2023, avec le soutien pour certains des autorités, qui les ont relogés. Le gouvernement israélien imagine-t-il que les druzes du Golan, arabophones pour la plupart et avec des liens familiaux forts en Syrie comme au Liban, ne constituent pas une cible pour les frappes du Hezbollah ? Ou estime-t-il que peu de familles druzes accepteraient de quitter ces villages où elles vivent depuis des générations ? « Pour nous, le lien à notre terre compte beaucoup, reconnaît Haïtham Khater. Si nous devons faire face à notre destin et mourir, nous préférons le faire chez nous, ici. »
Absence d’ordre d’évacuation
Autour de ce danger latent, une solidarité inédite s’est mise en place dans cette région isolée. Le 11 juillet, quand une roquette du Hezbollah a tué un couple originaire de la colonie d’Ortal, plusieurs dizaines de membres de la communauté druze se sont rendus à leurs funérailles. Même chose, une semaine plus tard, quand un soldat est mort, touché par une frappe de drone qui a blessé seize militaires sur une base de la région. « Je dis souvent que les druzes et les juifs, ce n’est pas l’histoire de deux peuples frères mais celle d’un seul et même corps, philosophe Haïtham Khater. Nous souffrons ensemble. »
Ce lundi après-midi, en marge d’une réception funéraire, plusieurs membres de l’ONG The Fourth Quarter sont présents. A Tibériade, à une heure de route au sud, cette association destinée à la consolidation de « l’unité » entre toutes les communautés d’Israël, a établi une « war room », concentré sur les « problèmes du quotidien », comme le manque d’abris antimissiles dans les villages druzes. Ella Ringel, la directrice de l’ONG, une quadragénaire venue de Ramat Gan, une banlieue de Tel-Aviv, voit dans la tragédie de Majdal Shams une « occasion » de nouer un pacte indéfectible avec la communauté druze, « alliée », selon elle, d’Israël. Le fait qu’aucun drapeau syrien – il est remplacé par des drapeaux noirs installés partout dans les villages alentour – n’ait été brandi pendant les rassemblements des derniers jours, comme cela a souvent pu être le cas par le passé, la conforte dans cette idée.
Dans la colonie de Merom Golan, à 20 kilomètres au sud de Majdal Shams, les druzes de la région sont plutôt considérés comme des « amis ». Selon Shaked (il ne souhaite pas donner son nom de famille), plusieurs d’entre eux travaillent comme enseignants d’école maternelle dans ce kibboutz établi juste après la victoire israélienne dans la guerre des SixJours, en juin 1967, sous le volcan endormi du mont Bental.
Depuis des années, les relations entre juifs et druzes du Golan ne font que s’améliorer, assure ce quadragénaire, manageur des systèmes d’information d’une usine des environs, notamment grâce à un rejet commun du gouvernement au pouvoir. « On ne sera jamais en sécurité avec eux. Alors on ne peut compter que sur nous-mêmes », déclare le père de famille, installé depuis huit ans dans cette communauté où sa compagne est née et a grandi. Mais, ici non plus, pas question d’évacuer. En l’absence d’ordre d’évacuation et de soutien financier de l’Etat, les départs de familles juives ont été très rares, depuis le 7 octobre 2023. Et ceux qui ont passé quelques semaines loin du plateau du Golan seraient vite revenus sur place.
A la sortie de Majdal Chams, l’après-midi du 29 juillet, un groupe de colons de Cisjordanie colle, sans autorisation, un large panneau, au bord de la route, pour apporter leur soutien aux « frères druzes » depuis la « Samarie », le nom biblique donné à ce territoire occupé par ses habitants juifs. Deux heures plus tard, l’affiche a disparu. Une dizaine de jeunes hommes du village l’ont retirée. « C’est la première fois que des colons de Cisjordanie viennent poser une affiche ici », assure Mahmoud (il ne souhaite pas donner son nom de famille), face aux voitures qui serpentent sur la route. Avec ses amis, ciseaux à la main, le jeune homme a recouvert le panneau publicitaire d’un épais drap noir, en signe de deuil.