PAR GILLES KEPEL. Le Point
Géopolitique. Le monde sunnite fait son miel d'un Iran affaibli, mais redoute un chaos régional et une crise migratoire.
L'offensive israélienne contre l'Iran - ou plus exactement de Benyamin Netanyahou contre Ali Khamenei - a été lancée au moment qui semblait le plus opportun au Premier ministre de l'État hébreu. D'une part avait été liquidé le réseau des mandataires (Hezbollah, Hamas, Assad) de la République islamique, qui lui servait de force de dissuasion contre toute menace d'attaque sur son territoire, car ce dernier pouvait frapper préventivement Israël et infliger des pertes humaines qui paraissaient insupportables - avant que les quelque 1200 morts et les 250 otages du 7 octobre 2023 ne changent la jauge. Les mollahs, dont l'axe de la résistance anti-sioniste était destiné à combattre jusqu'à la dernière goutte de sang arabe en épargnant leur propre nation, ont dû s'exposer directement et sont contraints désormais de verser le sang iranien des hiérarques, des pasdaran et des ingénieurs nucléaires. Cela approfondit la crise de légitimité d'un régime usé, corrompu, aux infrastructures en ruine. Le gouvernement israélien fait le pari que celui-ci va finir par s'effondrer, sur le modèle du Hezbollah, après les bombardements qui ont suivi l'explosion des bipeurs piégés en septembre 2024, annihilant de la sorte la capacité de riposte du Parti de Dieu chiite libanais.
D'autre part, le pouvoir iranien s'était engagé dans un processus de négociations avec la présidence américaine sur l'enrichissement de l'uranium, grâce à la médiation du sultanat d'Oman. Alors que le sixième cycle devait se tenir à Mascate le dimanche 16 juin, Donald Trump a déclaré que ses interlocuteurs ne faisaient aucun compromis et menacé d'utiliser la force pour les y amener. C'est dans ce créneau temporel que s'est engouffré M. Netanyahou, confronté lui-même à une crise de légitimité, tandis que sa politique à Gaza lui vaut une réprobation qui isole Israël comme jamais, et que l'impasse est totale à la fois sur le sort de l'enclave dévastée et la colonisation de la Cisjordanie. Par contraste, l'offensive contre le régime des mollahs est peu susceptible de lui valoir l'ire des défenseurs des droits de l'homme dans le monde occidental et, par-delà les protestations de principe dans les capitales et l'opinion publique arabes contre l'agression sioniste, l'hostilité à l'égard du régime de Téhéran et de ses ambitions hégémoniques régionales y est largement répandue.
Soulagement. La crainte d'attaques de l'Iran contre les infrastructures pétrolières et gazières de la péninsule Arabique ou du blocage par ce dernier du détroit d'Ormuz, par lequel transite un cinquième des exportations mondiales, rend prudentes les pétromonarchies dans leur expression publique. Et si la disparition de la menace militaire persane, comme des réseaux terroristes qui lui sont liés, constituerait un soulagement général sur la rive sud du Golfe, la perspective du retour d'un Iran post Khamenei et hors sanctions dans l'économie globale - avec ses capacités gigantesques d'exportation de gaz et de pétrole, sa société civile nombreuse et de haut niveau - rebattrait les cartes en recréant un autre type de dominance régionale, propre à concurrencer les États de la péninsule Arabique membres du Conseil de coopération du Golfe.
Pour les autres voisins arabes d'Israël, l'affaiblissement de l'Iran est aussi une perspective favorable jusqu'à un certain point seulement. Au Liban, personne ne pleure la disparition du Hezbollah, et pas seulement parmi les chrétiens et les sunnites: le Parti de Dieu avait étouffé, voire liquidé, une intelligentsia chiite laïque brillante. Chacun évoque avec soulagement le fait de pouvoir sortir de l'aéroport, situé dans la banlieue sud chiite de Beyrouth, sans passer entre les portraits muraux gigantesques d'Hassan Nasrallah, qui ont été ôtés sans la moindre résistance populaire. Mais il n'y a guère de confiance en Israël, qui intervient à son gré dans le sud du pays, en dépit de l'accord de cessez-le-feu du 27 novembre 2024. En Syrie aussi, le régime de l'ex-djihadiste sunnite Ahmed al-Chareh n'a pu pu s'établir sur les décombres de celui de Bachar al-Assad que parce qu'Israël avait préalablement liquidé les généraux iraniens et les officiers du Hezbollah libanais qui encadraient son armée, réduite à peu de choses de ce fait. Après la chute de Damas et le pillage de l'ambassade iranienne, les portraits de l'ayatollah Khamenei ont fini dans les urinoirs. Mais les nombreuses incursions de Tsahal en Syrie et l'occupation d'une partie du territoire entretiennent un contentieux résilient entre les deux États. La Turquie, quant à elle, héritière d'un Empire ottoman qui s'est construit historiquement contre les chahs chiites de la Perse, est partagée entre l'affaiblissement potentiel de ce rival régional et la déstabilisation que cela engendrerait si cela faisait naître des désordres dans le pays: dans un échange récent avec le prince héritier saoudien, Mohammed ben Salmane, M. Erdogan s'est inquiété des flux migratoires incontrôlables à venir en conséquence - ce qui constitue aussi un avertissement voilé à l'Europe.
Le monde sunnite dans son ensemble, dont la réislamisation a fait suite à la révolution iranienne de 1979, par un phénomène complexe d'émulation compensatoire, serait moins soumis à pareille contrainte en cas d'effondrement éventuel du régime des mollahs, qui entraînerait la caducité du modèle même d'une République islamique. Mais tout va dépendre de la capacité de résilience ou non de celui-ci et, si disparition il y avait, de ses modalités et du scénario qui suivrait. Chacun a en mémoire les espoirs gigantesques soulevés par les printemps arabes il y a une décennie, et du basculement de certaines des sociétés concernées dans une guerre civile atroce, tandis que d'autres s'en préservaient au prix d'une impitoyable dictature. Telle est du reste l'inquiétude aujourd'hui de nombre d'Iraniens, dans le pays comme en diaspora, qui vomissent le régime mais redoutent l'anarchie, voire la fragmentation du pays livré aux convoitises de certains de ses voisins: l'expérience noire de l'Irak mitoyen débarrassé de la tyrannie de Saddam Hussein est dans toutes les mémoires.
Deux extrémités. Pour l'heure, la question la plus importante est celle de la résilience du pouvoir iranien et de ses capacités militaires - que chacun dans la région scrute avec précision. Les frappes sur des infrastructures pétrolières à Haïfa au quatrième jour des combats, l'augmentation régulière du nombre de victimes israéliennes, indiquent que la République islamique détient encore, en dépit du chaos qu'y ont causé les bombardements, une capacité de rétorsion signifiante. Si ce mouvement continue, le régime des mol-lahs en tirera un surcroît de prestige chez tous ceux qui se réjouissent des coups portés à l'agresseur sioniste, lesquels mettent à mal la capacité de l'État hébreu à opérationnaliser une riposte disproportionnée anéantissant l'adversaire - selon la doctrine de Tsahal. En revanche, si le nombre de missiles tirés décroît par épuisement des stocks, Israël peut espérer l'emporter de manière décisive sur son adversaire.
Dans le premier cas, les oppositions aux dirigeants arabes qui ont reconnu Israël ou se sont déclarés prêts à le faire sous diverses conditions (dont la reconnaissance d'un État palestinien) vont se trouver galvanisées, avec le risque de déstabiliser les pouvoirs concernés, la plupart philo-occidentaux. Dans le second, si Téhéran épuise ses stocks de missiles (ou voit ceux-ci anéantis au sol) et n'a plus la capacité de menacer l'État juif, va se poser la question d'un changement de régime. On peut penser, à en juger par la pénétration du renseignement israélien à un assez haut niveau dans l'establishment iranien - qui a permis la liquidation précise d'un grand nombre de hiérarques de l'appareil militaire comme des services secrets, que cela se traduirait par l'arrivée de nouvelles équipes issues pour partie de l'ancien pouvoir, clergé exclu, ayant obtenu des garanties, et qui s'empresseraient de faire des ouvertures à Donald Trump. Celui-ci pourrait alors, en échange d'un deal enfin envisageable qui lui assurerait un gain politique - en l'absence de toute autre réussite tangible depuis le début de son mandat-, donner à l'Iran du futur des garanties de sécurité par rapport aux Arabes et même à Israël. Telles sont, en cette première semaine de guerre, les deux extrémités du spectre entre lesquelles le sort des armes devrait situer le balancier.