Téhéran a pu démontrer la crédibilité de son arsenal de missiles, même si une bonne partie des projectiles ont été contrés. Mais l’attaque a aussi mis en exergue les limites de la capacité de riposte d’une armée sans aviation, sans défense antiaérienne ni antibalistique.
Par Elise Vincent, Chloé Hoorman et Ghazal Golshiri - Le Monde
La pluie de missiles lancée par l’Iran contre Israël, dans la nuit du 1er au 2 octobre, a constitué, selon la plupart des experts militaires, une démonstration de force mais aussi un révélateur des faiblesses militaires iraniennes. Au lendemain de la riposte de Téhéran à l’offensive israélienne au Liban et à l’élimination, ces dernières semaines, de la hiérarchie du Hezbollah – un de ses plus puissants relais au Moyen-Orient –, l’arsenal iranien apparaît autant redouté que limité et suscite nombre d’interrogations sur les risques d’évolution du conflit.
Alors qu’en avril, lors d’une première réplique sous forme de frappes contre Israël, la République islamique avait semblé avoir retenu sa force et surtout cherché à s’affirmer, cette fois l’analyse est tout autre. En tirant quelque 200 missiles balistiques – contre 120 au printemps –, Téhéran « avait l’intention de causer des dégâts et de tuer des Israéliens », estime Tom Karako, chercheur au Center for Strategic and International Studies, un centre de recherche américain.
Grâce à ses différentes couches de défense antimissile – Dôme de fer, Fronde de David et système Arrow –, Israël a pu contrer une bonne partie de ces projectiles. Les Etats-Unis y ont aussi contribué. Le 2 octobre, le Pentagone a indiqué avoir tiré une douzaine d’intercepteurs depuis des destroyers déployés en mer, entre la Méditerranée et le golfe d’Oman. Mais certains missiles iraniens ont malgré tout franchi les défenses israéliennes, creusant des cratères bien visibles. Avec une telle offensive, l’Iran a donc pu démontrer la crédibilité de son arsenal, en grande partie développé à l’ombre des sanctions internationales qui n’ont eu de cesse de se durcir contre le régime depuis 2006.
Un stock important
Lancé en 1983 en plein milieu de la guerre Iran-Irak (1980-1988) pour répondre aux attaques de missiles irakiens, le programme de missiles iranien est aujourd’hui constitué de dizaines de types de roquettes, de missiles balistiques et de croisière dont le stock est estimé à plusieurs milliers d’unités. Organisé autour de sites enterrés, parfois à 500 mètres sous terre, selon le régime des mollahs, c’est l’un des plus diversifiés et importants du Moyen-Orient. Un arsenal « probablement » bâti avec de « l’aide étrangère », selon M. Karako, et qui est « une menace pour Israël mais aussi pour d’autres pays de la région, comme l’Arabie saoudite », poursuit ce spécialiste de la défense antimissile.
L’Iran en a fait la démonstration lors d’attaques ciblant plusieurs Etats de la région. En septembre 2019, ses drones et missiles de croisière avaient endommagé le site pétrolier de Khurais et la gigantesque raffinerie d’Abqaïq en Arabie saoudite, déjouant les défenses antimissiles du pays – dont des systèmes Patriot américains. Depuis 2020, Téhéran et les milices chiites irakiennes ont lancé de nombreuses attaques contre des bases américaines en Irak et en Syrie employant différents types d’armes dont des missiles balistiques.
Depuis 2023, l’Iran se targue aussi de disposer d’une gamme de missiles « hypersoniques », soit des vecteurs à la fois très rapides et manœuvrables, donc plus difficiles à contrer. Une technologie que même les Etats-Unis ne maîtrisent pas complètement. Un de ces missiles baptisés Fattah, d’une portée revendiquée de 1 400 à 1 500 kilomètres, aurait été employé pour la première fois le 1er octobre. Lors de la présentation officielle de ce missile, en 2023, un large panneau publicitaire avec le slogan « 400 secondes avant Tel-Aviv » avait été installé au milieu de la place de la Palestine à Téhéran, en guise de menace à l’encontre d’Israël.
Cet arsenal balistique demeure toutefois la vitrine d’un appareil militaire qui souffre de faiblesses importantes. Les forces armées iraniennes ne disposent pas, par exemple, d’une aviation de chasse moderne. « Les Iraniens n’ont que de vieux aéronefs de l’époque soviétique. A cause des sanctions, ils n’ont pas pu entretenir leur flotte », explique Héloïse Fayet, spécialiste du Moyen-Orient et des questions balistiques à l’Institut français des relations internationales. L’Iran manque aussi cruellement de systèmes de défense antiaérienne et antimissile.
Son programme balistique n’est, à ce titre, pas sous la responsabilité de l’armée régulière, mais il est placé sous l’autorité d’un corps d’élite – la force aérospatiale – directement rattaché aux gardiens de la révolution. « L’armée iranienne, bien qu’importante, est d’abord orientée vers la protection du territoire, elle a peu d’occasions de s’entraîner, hormis lors d’exercices navals dans l’océan Indien avec la marine russe et chinoise, et elle n’a que très peu d’expérience de guerres », ajoute Mme Fayet.
Conscient des limites de son appareil militaire, l’Iran cherche depuis longtemps à obtenir l’aide de la Russie. C’est en partie pour cette raison que Téhéran a fait le choix d’apporter un soutien militaire à Moscou dans la guerre en Ukraine. Il a notamment accepté le transfert de son savoir-faire en matière de drones – en particulier les drones Shahed –, dont Moscou a très vite copié la technologie pour développer ses propres modèles.
En novembre 2023, la République islamique a bien conclu un accord avec Moscou pour la livraison d’avions de chasse de dernière génération de type Su-35. Mais, à ce stade, seule la formation de pilotes a débuté, selon une note du Monterey Institute of International Studies, parue en août. Par ailleurs, Moscou hésite toujours à céder à Téhéran son système S-400, une batterie mobile de défense antiaérienne et antimissile très performante. Au-delà de difficultés d’accès à certains composants de pointe en raison des sanctions, Moscou demeure ambivalent vis-à-vis de Téhéran et redoute la montée d’un rival régional.
DES FRONTS SECONDAIRES
Face à la supériorité aérienne israélienne, beaucoup de spécialistes convergent sur le fait que l’Iran n’a donc pas les mains totalement libres dans ses options d’éventuelles futures ripostes. Le pays est loin d’être à court d’armes, mais « monter une telle opération prend du temps », rappelle M. Karako. « Les Iraniens ne peuvent pas aller trop loin car la réplique israélienne pourrait être très forte », estime pour sa part Mme Fayet.
Le soutien américain à Israël n’apparaît pas inconditionnel. Les experts doutent que l’armée israélienne soit en mesure de se lancer seule dans une campagne de bombardement contre l’Iran et son arsenal balistique en plus de ses engagements au Liban et dans la bande de Gaza. Téhéran n’en serait pas moins très vulnérable si l’armée israélienne s’aventurait, par exemple, à seulement cibler des objectifs non militaires sur son territoire, comme des raffineries, afin de bloquer son économie.
Au-delà du théâtre libanais, c’est donc plutôt sur des fronts secondaires, en Irak, en Syrie ou encore au Yémen, où Téhéran dispose d’autres milices qui lui sont affiliées – comme les houthistes –, que les affrontements israélo-iraniens « risquent de se reproduire assez régulièrement », veut croire Marcin Andrzej Piotrowski, analyste spécialiste de l’Iran et des menaces balistiques à l’Institut polonais des affaires internationales, même si les déclarations et les menaces de part et d’autre laissent penser l’inverse.