iranDepuis la sortie unilatérale de l’accord sur le dossier nucléaire, décidée en 2018 par l’ancien président américain Donald Trump, l’armée idéologique du régime dicte la politique étrangère de la République islamique.
Par Ghazal Golshiri et Madjid Zerrouky, Le Monde
Quand, au petit matin du 14 avril, Nadine Olivieri Lozano, l’ambassadrice suisse en Iran, est convoquée par les autorités locales, ce ne sont pas ses homologues diplomates du ministère des affaires étrangères qu’elle rencontre. On la dirige vers un bureau des gardiens de la révolution, l’armée idéologique du régime, raconte, le 16 avril, l’un des conseillers du ministère de l’intérieur iranien, Mojtaba Abtahi, dans la presse iranienne. Quelques heures plus tôt, Téhéran avait déclenché l’opération « Promesse honnête » en tirant des centaines de projectiles contre Israël.
La Confédération suisse représente les intérêts des Etats-Unis en Iran, les deux pays n’entretenant pas de relations diplomatiques. Or, ce 14 avril, les gardiens avaient un message à faire parvenir à Washington : « Ils ont dit [à l’ambassadrice suisse] que si les Américains faisaient le moindre geste, toute la région serait détruite », soutient M. Abtahi. La République islamique qui, quelques jours auparavant, avait déjà pressé les Etats-Unis de se tenir à l’écart d’un affrontement direct entre l’Iran et Israël, réitérait donc ses menaces.
Tel que relaté par le conseiller du ministère de l’intérieur, ce déplacement nocturne de l’ambassadrice suisse chez les promoteurs de la ligne dure du régime iranien pourrait symboliser à lui seul la façon dont les gardiens de la révolution ont mis la main sur les affaires du pays. Un pouvoir que « Promesse honnête », conduite par la branche aérospatiale de l’armée idéologique de la République islamique, éclaire de nouveau.
Lancée dans la nuit du 13 au 14 avril, en représailles à l’attaque par Israël du consulat d’Iran en Syrie, menée le 1er avril, et à la mort de l’un de ses généraux, l’attaque iranienne aura été plus importante qu’attendu, avec plus de trois cents drones, missiles de croisière et missiles balistiques tirés vers Israël et destinés à provoquer des dégâts importants. La plupart des projectiles semblent toutefois avoir ciblé des bases aériennes dans le désert du Néguev, éloignées des centres de population, et la majorité d’entre eux ont été interceptés en vol par I’Etat hébreu, par les forces occidentales déployées en mer ou dans les Etats limitrophes, et même par les pays arabes sunnites dans le cas des drones.
Loin de faire preuve de retenue après la mort du général Mohammad Reza Zahedi, chef de la Force Al-Qods en Syrie et au Liban – la composante d’élite des gardiens de la révolution, chargée des opérations à l’étranger –, comme le pays avait pu le faire par le passé, Téhéran a donc pris, pour la première fois, la décision stratégique d’attaquer Israël directement de son sol. « L’Iran ne pouvait pas se permettre qu’Israël pense qu’il n’y avait aucune limite à la décapitation des dirigeants de ses forces armées et des gardiens de la révolution », assure Ali Vaez, spécialiste de l’Iran au centre de réflexion International Crisis Group.
NÉBULEUSE DE GROUPES ARMÉS
Depuis plus de dix ans, Israël poursuit contre les intérêts iraniens en Syrie une stratégie dite « de guerre entre deux guerres », menant des attaques ciblées tout en évitant de provoquer un conflit ouvert. Cet équilibre s’est rompu le 7 octobre 2023, après l’attaque du Hamas et les bombardements intensifs de l’Etat hébreu dans la bande de Gaza. Lesquels ont entraîné l’activation par Téhéran de ses alliés de l’« axe de résistance », la nébuleuse de groupes armés que la République islamique a patiemment bâtie dans les pays de la région pour contrer Tel-Aviv.
Trois jours après les massacres commis par le Hamas dans le sud d’Israël, l’ayatollah Ali Khamenei, le Guide suprême iranien, exprimait son soutien au mouvement islamiste palestinien, tout en niant la moindre implication dans l’attaque du 7 octobre ; et en laissant le soin aux composantes de l’« axe » de harceler Israël et les forces américaines déployées au ProcheOrient, en soutien au Hamas.
En réponse, entre le mois de décembre 2023 et la fin du mois de mars, Israël aura tué près d’une douzaine de commandants et de conseillers du corps des gardiens de la révolution et de la Force AlQods. En décembre, une frappe aérienne israélienne présumée tue Razi Moussavi, le deuxième plus haut commandant de cette force. Figure centrale de l’influence iranienne au Liban et en Syrie, M. Moussavi était chargé de faciliter l’entrée de miliciens et les livraisons d’armes, au Hezbollah libanais en particulier. En janvier, Sadegh Omidzadeh, considéré comme le chef du renseignement des gardiens de la révolution en Syrie, est à son tour tué, ainsi que l’un de ses adjoints, par un raid aérien. Les frappes israéliennes culminent quand survient le bombardement du consulat iranien, à Damas, le 1er avril.
Jusqu’ici, aucune de ces attaques n’avait suscité de réaction de la part de l’Iran, qui avait choisi d’exercer ce que Téhéran qualifiait de « patience stratégique » : une stratégie basée sur le temps long, qui consiste à renforcer ces groupes alliés sans recourir à des représailles immédiates. Cette posture, reposant sur la conviction que les réseaux d’alliance mis en place par l’Iran lui permettent de projeter sa puissance sans risquer d’être directement impliqué, a volé en éclats avec l’attaque israélienne contre son consulat.
CHANGEMENT D’ATTITUDE
Pour Téhéran, la frappe de Damas a de graves conséquences : elle lui coûte de nouveau un commandant de haut rang et expose une énième défaillance catastrophique de ses services de renseignement, incapables d’anticiper une telle attaque. Et Israël a, cette fois, frappé une de ses représentations diplomatiques, une action sans précédent, vécue comme une humiliation. « L’attaque du régime sioniste contre notre consulat est une attaque contre notre sol », s’emportait, le 10 avril, Ali Khamenei, lors d’un prêche, à l’occasion de la fête de l’Aïd-el-Fitr (célébrant la rupture du jeûne du ramadan). Entouré de hauts commandants des gardiens de la révolution, il s’engageait à « punir » Israël. « Le sérail en Iran est arrivé à la conclusion que si Israël a changé d’attitude, nous devrions faire de même », explique Hamidreza Azizi, chercheur à l’institut de recherche Stiftung Wissenschaft und Politik, à Berlin. Les partisans de la ligne dure estiment désormais que la « patience » est un signe de faiblesse.
L’agressivité des gardiens de la révolution, ces derniers mois, témoigne de ce changement d’attitude. Le 16 janvier, sa branche aérospatiale a ainsi attaqué des cibles dans le nord de l’Irak, liées selon elle à l’Etat hébreu. Le lendemain, des bases d’un groupe armé d’opposition avaient été visées au Pakistan. Islamabad avait riposté, contraignant le chef de la diplomatie iranienne, Hossein Amir Abdollahian, à se rendre chez son voisin pour apaiser les tensions.
L’ancien ministre des affaires étrangères iranien Mohammad Javad Zarif, l’un des architectes de l’accord nucléaire de 2015 (conclu entre l’Iran et les Etats-Unis, la Russie, la Chine, la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne), avait déjà admis la mainmise des durs sur la politique étrangère du pays, dans un enregistrement sonore publié à son insu, en 2021. Il y expliquait alors n’avoir eu que très peu de marge de manœuvre dans les négociations menées entre Téhéran et les autres pays, et que les souhaits des gardiens de la révolution l’emportaient sur tout. « Sur les dossiers qui touchent aux activités militaires et sécuritaires de l’Iran et à sa stratégie régionale, le ministère des affaires étrangères n’a presque aucune prise », ajoute M. Azizi.
Ce basculement de la stratégie iranienne a commencé après la sortie unilatérale, en 2018, de l’ancien président américain Donald Trump de l’accord de 2015 sur le dossier nucléaire de Téhéran. Pour le cœur dur du régime, ce « deal », pas assez solide, n’avait pas servi les intérêts de Téhéran. « Il n’y a plus beaucoup de voix en faveur de la retenue au centre de la politique iranienne. La majorité des décideurs, aujourd’hui, ne comprennent pas l’Occident et sont plus enclins à faire des erreurs de calcul », explique Mohammad Ali Shabani, rédacteur en chef du média Amwaj, un site d’information basé à Londres, couvrant l’Iran, l’Irak et les pays de la péninsule Arabo-Persique.
En ripostant à l’attaque israélienne en Syrie, le régime a-t-il envisagé le risque d’être entraîné dans une véritable guerre régionale ? « Cela a certainement été une considération majeure, mais le fait de ne pas prendre de mesures face au bombardement présumé par Israël [à Damas] a probablement été considéré comme une escalade israélienne qui déboucherait de toute façon sur la voie de la guerre », ajoute M. Shabani. Mais si l’Iran a la capacité d’attaquer, a-t-il pour autant celle de se défendre en retour ? « Le pays est géographiquement très grand et ne dispose pas d’un réseau de systèmes antiaériens assez dense pour protéger tout le territoire, avertit M. Azizi. Et si, en plus, ils voient que leur “axe de résistance” n’a plus l’efficacité souhaitée en ce qui concerne la force de dissuasion. Que leur reste-t-il ? Le programme nucléaire. »
« Si l’Iran, considéré comme un acteur imprévisible, détient l’arme nucléaire, cela lui conférerait davantage de capacité de dissuasion. Cela fait de l’option nucléaire pour Téhéran une option attirante », analyse le chercheur. « Si la dissuasion régionale et conventionnelle de l’Iran se révèle inutile pour protéger son territoire, il n’est pas exagéré d’imaginer qu’il commencera à chercher d’autres solutions. Compte tenu de sa proximité avec la capacité nucléaire, Téhéran pourrait choisir de franchir le Rubicon et de développer la dissuasion ultime », abonde M. Vaez.
Un homme d’affaires iranien, fin connaisseur des rouages du régime, voit dans cette séquence d’autres calculs : « En menant ces frappes, les plus durs du régime sortent renforcés. Ils se nourrissent de tensions. C’est dans leur intérêt. C’est aussi pour cela qu’ils ont décidé le retour en force de la police des mœurs dans les rues. »
Alors que le monde a les yeux rivés sur cette poussée de fièvre inédite entre Téhéran et Tel-Aviv, les forces de l’ordre iraniennes ont relancé, ces derniers jours, leur traque des femmes considérées comme « mal voilées », dans les rues de la capitale et des grandes villes iraniennes, où la répression bat son plein.