Alors que le mouvement frériste fait débat en France après la diffusion d’un rapport, l’écrivain d’origine syrienne rappelle que la plupart des pays musulmans l’ont interdit ou tentent de limiter au maximum son influence.
Par Omar Youssef Souleimane*. L'Express
Le 23 avril, le ministre de l’Intérieur jordanien a annoncé la dissolution du mouvement des Frères musulmans sur son territoire, ainsi que la fermeture de leurs centres et l’interdiction de diffuser leurs idées. Cette décision illustre une bascule régionale à l’égard du mouvement islamiste. Le lendemain, la nouvelle autorité syrienne a refusé une demande des Frères musulmans visant à ouvrir leurs bureaux à Damas. Le régime de Damas a beau avoir des origines djihadistes, il ne souhaite pas adopter une politique intérieure en contradiction avec celle des autres pays arabes. Les Frères musulmans sont devenus indésirables dans une grande partie du Moyen-Orient, après une longue histoire marquée par le sang et la manipulation. En février, en Tunisie, le tribunal de première instance de Tunis a condamné à vingt-deux de prison Rached Ghannouchi, chef du mouvement Ennahdha, la branche politique des Frères musulmans dans ce pays. De nombreux cadres ont également été arrêtés.
En 2001, j’étais collégien dans une école coranique à Riyad, en Arabie saoudite. Le professeur d’histoire nous avait demandé d’écrire la biographie d’un imam ayant marqué l’histoire de l’islam. J’ai choisi Hassan al-Banna, fondateur des Frères musulmans. J’avais lu La Parole du mardi, un recueil de conférences qu’il prononçait chaque semaine au centre des Frères musulmans au Caire. Il représentait pour moi l’exemple même de l’homme musulman : sa parole influente invitait les fidèles à suivre "le véritable islam", fondé sur la charia et les lois du Coran, avec un accent particulier sur la formation du croyant, tant sur le plan physique que spirituel.
À la maison, al-Banna était entouré d’une aura quasi sacrée. Mon père le considérait comme l’inspirateur des plus grandes figures du djihad arabe en Afghanistan : Oussama Ben Laden, Ayman al-Zawahiri ou Abdullah Azzam. Al-Banna avait posé les fondements idéologiques du djihad international, dans le but de restaurer le califat après la chute de l’Empire ottoman. Mais la veille de la remise de mon devoir, mon père s’en est emparé, m’avertissant fermement de ne plus jamais évoquer publiquement les Frères musulmans. Le mouvement était perçu comme une force politique aspirant à l’instauration d’un État islamique. En Arabie saoudite, la famille royale avait posé une ligne claire : les religieux pouvaient exercer une influence sur les normes sociales, mais ils ne jouissaient d’aucune légitimité pour intervenir dans les affaires politiques du royaume. Cette position s’avérait incompatible avec la nature même des Frères en tant que mouvement prônant l’islam politique.
Un rapide revirement après les Printemps arabes
Dès le début du printemps arabe, les Frères musulmans ont exploité le soulèvement contre les régimes dictatoriaux pour asseoir leurs ambitions politiques. En 2012, ils ont remporté les élections en Égypte, mais cette victoire n’a duré qu’un an, marquant le début d’une période de fragilité majeure pour le mouvement. Après la chute du régime de Mohamed Morsi, plusieurs attentats ont été perpétrés contre l’État égyptien, qui a alors interdit officiellement les Frères. En 2014, l’Arabie saoudite a emboîté le pas à l’Égypte en les qualifiant explicitement de mouvement terroriste. Depuis lors, ce dernier est de plus en plus réprimé dans les pays arabes, notamment après la déclaration de Mohammed ben Salmane en 2017, soulignant la nécessité d’une réaction ferme contre les idéologies islamistes : "Nous ne perdrons pas trente années de notre vie à composer avec des idées extrémistes. Nous les détruirons aujourd’hui et immédiatement."
La Turquie de Recep Tayyip Erdogan est devenue un refuge privilégié pour les Frères musulmans après son interdiction en Égypte, lui offrant un soutien politique et médiatique conséquent. Cependant, avec l’amélioration des relations de la Turquie avec l’Égypte et l’Arabie saoudite en 2022, ce soutien a progressivement diminué. Cette évolution s’est traduite par la fermeture de chaînes télévisées affiliées au mouvement, le refus de renouveler les permis de séjour de certains de ses membres, ainsi que par l’expulsion de certains vers des pays tiers. Le Qatar, longtemps perçu comme le refuge privilégié des Frères musulmans, a progressivement infléchi sa politique à leur égard. Depuis les années 1960, l’émirat leur apportait un soutien inconditionnel, les intégrant même à son jeu d’influence régionale. Ce soutien a largement contribué à l’isolement diplomatique du pays au sein du Golfe, provoquant une crise majeure avec ses voisins. Cependant, cette posture a commencé à évoluer à partir de 2021, à la suite de la réconciliation entre Doha et les autres monarchies du Golfe. Désormais, le Qatar s’efforce de ménager un équilibre délicat : maintenir des relations discrètes avec les Frères musulmans, tout en sauvegardant ses intérêts politiques et économiques dans une région en recomposition.
Infiltration pour miner la démocratie
Les autorités de ces pays musulmans ont tiré les leçons : depuis leur création, les Frères musulmans se sont infiltrés dans les sociétés en s’adaptant aux traditions locales, créant des associations sportives, culturelles et commerciales, tout en orientant la jeunesse vers l’impératif de l’instauration d’un État islamique. Il suffit d’analyser leur drapeau pour saisir leur vision : l’inscription "Préparez-vous" est calligraphiée entre deux épées, une référence explicite au verset coranique "Et préparez [pour lutter] contre eux tout ce que vous pouvez comme force et comme cavalerie équipée, afin de terroriser l’ennemi d’Allah et le vôtre." Leur stratégie repose sur une préparation longue et patiente, tant économique que sociale, destinée à conquérir un terrain propice à la restauration du Califat. Ce Califat est basé sur la parole d’Al Banna : "le Coran notre constitution, le Prophète notre modèle, le djihad notre voie, et mourir pour Allah est notre plus noble aspiration."
Aujourd’hui, les Frères musulmans sont affaiblis au Moyen-Orient. Ils ont perdu à la fois leur ancrage social et leurs alliances politiques. Pour quiconque vient de cette région du monde, une question s’impose : comment expliquer qu’ils soient encore tolérés en France, pays laïque par excellence ? Certes, ce pays est une démocratie attachée à la liberté d’expression et à la diversité des opinions. Mais comment justifier une telle tolérance vis-à-vis du mouvement qui, par essence, rejette les fondements mêmes de la démocratie et en fait un ennemi à abattre ? Les Frères musulmans ne trouvent pas refuge en France parce qu’ils seraient persécutés dans leur pays d’origine. Ils s’y installent parce qu’ils savent pouvoir tirer parti des libertés qu’ils combattent ailleurs. Ils exploitent la tolérance européenne comme une brèche, une opportunité pour diffuser leur idéologie, notamment auprès des jeunes, des classes populaires et des quartiers en difficulté, tout en cultivant une posture victimaire. Interdire ce mouvement en France ne serait pas une atteinte à la liberté politique, mais un acte de lucidité républicaine. Une mesure de protection, non de répression. Les pays musulmans où ce mouvement est né et développé l’ont compris. La vraie question désormais est : quand la France ouvrira-t-elle enfin les yeux ?
* Ecrivain et poète né près de Damas en 1987, Omar Youssef Souleimane a participé aux manifestations contre le régime de Bachar el-Assad, mais, traqué par les services secrets, a dû fuir la Syrie en 2012. Il vient de publier L’Arabe qui sourit (Flammarion).