Nucléaire, relations avec Israël, intelligence artificielle, pétrole... Autant de sujets à aborder pour dessiner les contours d'une série d'accords.
PAR BRUNO TERTRAIS, Le Point
Le 6 octobre 2023, le Moyen-Orient était « plus calme qu'il ne l'avait été depuis deux décennies » (selon le conseiller américain à la Sécurité nationale, Jake Sullivan), et le dialogue se poursuivait entre l'Arabie saoudite, les États-Unis et Israël en vue d'un arrangement historique. Il s'agissait d'envisager la signature d'une série d'accords renforçant le partenariat saoudo-américain et préparant la reconnaissance d'Israël par le royaume. La reprise des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran sous l'égide de la Chine, en 2023, avait été mal interprétée par certains observateurs: il ne s'agissait pas d'une politique d'« apaisement » et encore moins des prémices d'un renversement d'alliance. Pour garantir son leadership sur la péninsule et réaliser sa transformation économique et sociétale, incarnée par le plan Vision 2030 de Mohammed ben Salmane, l'Arabie saoudite a besoin de tranquillité stratégique et d'accès aux technologies occidentales. Tout en continuant d'envisager le pire: le scénario de la nucléarisation de l'Iran.
Tout n'a pas changé le 7 octobre avec le massacre perpétré par le Hamas qui embrase la région. La relative modération de la réaction saoudienne à l'offensive israélienne, dans les semaines qui ont suivi, a montré que le royaume n'avait pas changé d'avis. Et l'efficacité des défenses de l'État juif, assistées par Washington, lors de l'attaque iranienne du 15 avril a probablement impressionné à Riyad. Seulement voilà: l'Arabie saoudite ne peut plus, désormais, envisager une reconnaissance formelle d'Israël sans des avancées décisives sur la question palestinienne. D'autant plus que Riyad sait que la crise peut se transformer en opportunité: son rôle de parrain traditionnel et de bailleur de fonds des Palestiniens pourrait connaître un saut qualitatif dans le cadre d'une nouvelle gouvernance de Gaza. Or le Premier ministre Benyamin Netanyahou refuse toujours de s'engager sur la voie de l'établissement d'un État palestinien, qui - au-delà de ses convictions personnelles - provoquerait l'explosion de sa coalition.
Du côté américain, les choses n'en avancent pas moins et les contours d'une série d'accords se dessinent, avec quatre points en discussion. Le premier concerne le renforcement de la coopération bilatérale de défense, à la fois sur le plan strictement militaire (défenses anti-aériennes et antimissiles) et sur le plan politique. Contrairement à une idée reçue, il n'y a jamais eu d'accord de défense entre Washington et Riyad. Il n'existe que des engagements bilatéraux informels, assis sur une coopération militaire importante. On parle parfois du « pacte du Quincy », mais c'est une légende: il n'y a jamais eu, en 1945, d'engagement de défense du territoire saoudien en échange de l'accès au pétrole. L'idée serait justement de formaliser un tel accord, avec, idéalement du point de vue de Riyad, un langage fort emprunté aux traités de défense bilatéraux que les États-Unis ont signés avec le Japon et la Corée du Sud.
Le deuxième point est tout aussi important pour les deux parties. L'Arabie saoudite veut pouvoir enrichir de l'uranium sur son territoire, notamment pour en exporter. Et pour fabriquer la bombe ? Pas nécessairement. Car, depuis une quinzaine d'années, Riyad a, sincèrement semble-t-il, décidé de se lancer dans l'aventure nucléaire civile. Le pays prépare l'ère de l'après pétrole, avec d'énormes besoins en électricité pour son développement futur. Il préférerait être autonome dans ce domaine. La logique saoudienne est d'abord et avant tout une question de souveraineté et de principe. Mais cette souveraineté pourrait être applicable au domaine de la défense, et Riyad vouloir le beurre et l'argent du beurre: la protection américaine et, si nécessaire, une option nucléaire militaire, qu'elle envisage déjà depuis deux décennies. Avec des missiles balistiques chinois, dont le pays dispose déjà... Certes, Riyad comptait traditionnellement aussi sur son allié pakistanais, qui possède des capacités nucléaires, pour le protéger. Toutefois, celui-ci tient à son indépendance et refuse de garantir fermement la sécurité du royaume, en le laissant dans le doute quant à la nature nucléaire de l'assistance qu'il pourrait lui apporter en cas de crise grave avec l'Iran, qu'Islamabad ne veut pas se mettre à dos. Difficile dès lors, sur le principe, d'en vouloir aux Saoudiens: car ce calcul n'est pas très éloigné de ce qu'était celui de la France des années 1950...
Mais nous avons changé d'époque. La norme de non-prolifération nucléaire s'est imposée, et même un allié des Etats-Unis deviendrait un paria s'il se retirait du traité sur la non-prolifération des armes nucléaires pour se doter de la bombe. Et l'autre puissance montante de la région, les Emirats arabes unis, a signé un accord de coopération « modèle » avec Washington, qui n'autorise pas l'enrichissement. D'où le compromis envisagé par Washington: l'Arabie saoudite pourrait bénéficier d'une usine de conversion du minerai une étape technique préalable à l'enrichissement, mais s'engagerait à ne pas enrichir d'uranium pendant une durée à déterminer, peut-être une dizaine d'années. C'est d'ailleurs ce que les meilleurs experts du sujet recommandaient. L'affaire est compliquée pour les négociateurs américains, car ils savent que Riyad pourrait, à défaut d'accord satisfaisant, se tourner vers... Pékin, qui aide déjà le pays à prospecter en vue de l'exploitation de ses réserves d'uranium. L'autre option serait de construire une usine d'enrichissement sur place, sous contrôle exclusivement américain. L'Amérique est par ailleurs prête à coopérer avec l'Arabie saoudite dans certains domaines de haute technologie, telle l'intelligence artificielle, en relâchant ses contrôles à l'exportation.
Enfin, un quatrième volet concerne un engagement de long terme de la part de l'Arabie saoudite à continuer de libeller ses exportations de pétrole en dollars, et non, par exemple... en yuans chinois. Clairement, cet accord est aussi destiné à empêcher l'Arabie saoudite de poursuivre son rapprochement avec la Chine.
Par son ambition et son ampleur, l'arrangement en préparation peut évoquer l'accord Aukus entre les États-Unis, l'Australie et le Royaume-Uni (2021). Il s'inscrit ainsi dans ce nouveau grand jeu global que nous avons appelé la « guerre des mondes ». Mais un tel accord devrait être approuvé par le Congrès américain-a fortiori s'il s'agissait d'un traité, le Sénat devant alors autoriser formellement sa ratification. Or la réputation saoudienne est régulièrement entachée à Washington. On se souvient des controverses sur les « complicités » saoudiennes lors des attentats du 11 septembre 2001. Plus près de nous, l'élimination du journaliste Jamal Khashoggi dans les locaux du consulat saoudien à Istanbul (2018) n'a guère amélioré l'image du royaume. Et le Congrès ne voudra pas d'un accord avec Riyad sans avan cée sur les relations saoudo israéliennes.
Clé du consensus. D'où la discussion sur un volet supplémentaire, celui de la normalisation des relations avec Israël, clé du consensus politique à Washington. Les conditions apparemment posées par l'Arabie saoudite sont, outre le retrait de Gaza, un gel des implantations en Cisjordanie, une « feuille de route pour l'établissement d'un État palestinien d'ici deux à cinq ans et une réforme de l'Autorité palestinienne. Ces conditions sont plus souples que celles du « plan Abdallah» de 2002, qui fait encore officiellement référence dans le monde arabe, Elles susciteraient un vrai débat en Israël (même si elles seraient certainement refusées par l'extrême droite).
Certes, l'administration Biden envisage de proposer, en solution de repli, un simple engagement de la part de Riyad sur la reconnaissance d'Israël... lorsqu'un gouvernement israélien sera en mesure de satisfaire aux conditions saoudiennes. Mais cela serait-il suffisant pour les supporteurs du pays au Congrès ?
Deux obstacles donc, l'un du côté israélien, l'autre du côté américain. Sans compter les incertitudes quant au renouvellement possible, dans les mois qui viennent, des élites politiques à Washington et à Jérusalem (ainsi qu'à Ramallah). Autant dire que la révolution stratégique au Moyen-Orient risque de se faire attendre
Bruno Tertrais est directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique (FRS). Dernier livre paru: Rex Atomica? (Editions Odile Jacob, 208 p., 20,90€).