ANALYSE - La récente opération de l’Iran a montré l’efficacité du «Dôme de fer» et a révélé la dépendance sécuritaire de l’État hébreu vis-à-vis de ses partenaires.
Par Isabelle Lasserre, Le Figaro
Même le cœur du Proche-Orient ne peut ignorer la guerre en Ukraine. Quand la Russie a lancé sa guerre totale contre son voisin en février 2022, Israël avait rejeté les demandes d’aide de Volodymyr Zelensky qui voulait consolider son système de défense antiaérienne. Pour les dirigeants israéliens, la nécessité de ménager la Russie de Poutine, dont la présence militaire en Syrie en fait un «voisin» de l’État hébreu, primait sur le fait d’aider un président juif, dont le pays était agressé par un allié de l’Iran, principal ennemi de Tel-Aviv. Mais la spirale guerrière dans laquelle semble aspirée la région depuis les attentats terroristes du 7 octobre impose une comparaison entre les deux théâtres.
À Moscou comme à Téhéran, on utilise la même tactique de saturation de la défense antiaérienne pour affaiblir l’adversaire. « L’Iran a appris des frappes russes en Ukraine » constate Emile Hokayem, expert de l’International Institute for Strategic Studies (IISS) de Londres, sur son compte X. Les 13 et 14 avril, l’attaque massive menée par l’Iran contre Israël, première offensive directe contre l’État hébreu depuis la révolution islamique de 1979, a été perpétrée à l’aide de 170 drones et plus de 150 missiles, lancés par vagues successives. La « combinaison de moyens aériens différents » ne visait pas seulement à faire une démonstration mais aussi à « détruire », analyse Emile Hokayem.
Submerger la défense de l’adversaire : c’est exactement la tactique de la Russie quand elle noie les défenses aériennes de l’Ukraine sous une pluie de drones et de missiles, tirés par vagues échelonnées. Le président ukrainien a d’ailleurs compati : « En Ukraine nous connaissons très bien l’horreur d’attaques similaires. » À la fin de l’année 2023, les défenses aériennes ukrainiennes avaient réussi à intercepter la quasi-totalité des attaques de la Russie. Mais en avril, l’Ukraine a manqué un tiers des missiles lancés contre ses infrastructures, qui ont détruit la plus grande centrale électrique de Kiev. « Les mots n’arrêtent pas les drones et n’interceptent pas les missiles. Seule une aide concrète le permet », a dit Volodymyr Zelensky, juste avant le déblocage de l’aide américaine. Comme l’Ukraine en 2023, Israël a réussi à repousser la quasi-totalité des missiles et des drones lancés par l’Iran.
Mais si la guerre devait s’installer dans le temps, l’État hébreu pourrait-il réitérer à chaque fois la performance du mois d’avril ? L’Iran et ses mandataires au Moyen-Orient disposent d’une réserve de drones et de missiles considérable. Dans une guerre totale, face à des salves qui seraient tirées de multiples directions et de manière continue par l’Iran ou par ses affidés au Liban, au Yémen, en Syrie et en Irak, le bouclier de défense antiaérienne israélien, saturé et submergé, pourrait rapidement perdre de son étanchéité. « La capacité militaire du Hezbollah est au moins supérieure de dix fois à celle du Hamas » rappelle Bertrand Besancenot, ancien ambassadeur dans la région. S’il pense que l’Iran fera tout pour « ne pas perdre son joker dans la région, le Hezbollah », il redoute qu’une « grosse intervention israélienne » contre le bras armé libanais de Téhéran ouvre une « boîte de Pandore ». Dans un tel cas de figure, Israël épuiserait rapidement ses stocks et pourrait même un jour être confronté à des défis similaires à ceux que doit affronter l’Ukraine aujourd’hui.
L’efficacité de la protection israélienne contre l’attaque iranienne doit beaucoup à la qualité et au degré de sophistication des défenses aériennes de l’État hébreu, ainsi qu’au fait que les Iraniens avaient prévenu de l’imminence de leur attaque, ce qui a laissé à Tsahal le temps de s’y préparer. Mais il s’explique aussi par le soutien essentiel que lui ont apporté les partenaires arabes d’Israël et les puissances occidentales, réunies en coalition. Les chasseurs américains, britanniques et français ainsi que les défenses aériennes jordaniennes ont abattu de nombreux drones et missiles avant qu’ils n’atteignent les frontières d’Israël. Les conditions de défense d’Israël ont donc été idéales. Mais l’opération a aussi révélé la dépendance sécuritaire d’Israël vis-à-vis de ses partenaires.
L’État hébreu pourra-t-il compter indéfiniment sur ce soutien extérieur, alors que les États-Unis veulent s’investir davantage contre la menace chinoise et que le soutien américain à Israël fait perdre des votes à Joe Biden ? Les dirigeants américains le réaffirment : ils ne veulent pas être entraînés dans une guerre régionale. L’argent, enfin, est le nerf de toutes les guerres. La Maison-Blanche n’en manque pas, mais elle doit recevoir l’aval du Congrès avant d’ouvrir son portemonnaie. Les conflits modernes coûtent cher. Pendant la guerre de 2021 entre Israël et le Hamas, Tsahal avait consommé un grand nombre de ses intercepteurs pour faire barrage aux milliers de roquettes tirées depuis Gaza. Pour reconstituer ses stocks, les États-Unis avaient dû débloquer une aide d’urgence de 1 milliard de dollars. La défense de l’État hébreu, les 13 et 14 avril, aurait coûté 1 milliard de dollars en matériel utilisé. Or il existe une pénurie mondiale de missiles intercepteurs efficaces, capables de contrer les missiles balistiques. Aujourd’hui, l’engagement américain auprès d’Israël n’est pas remis en cause, même si Biden, selon les mots d’un diplomate, « ne peut plus supporter Netanyahou ». La sécurité d’Israël a toujours été une priorité dans les choix stratégiques américains. En sera-til toujours ainsi ? « Les options d’Israël sont en train de devenir à la fois plus restreintes et plus difficiles » relève l’ancien diplomate Michel Duclos dans une note pour l’Institut Montaigne.
Dans le même temps, les autres alliés occidentaux d’Israël n’arrivent même pas à satisfaire les demandes d’aide militaire de l’Ukraine. Les retards dans la livraison des avions de chasse, les promesses revues à la baisse provoquent de l’amertume à Kiev, où l’on redoute que la compétition entre Israéliens et Ukrainiens tourne au désavantage des seconds. Dans une interview postée sur les réseaux sociaux, Volodymyr Zelensky a exhorté les Occidentaux à fournir à Kiev la même assistance que celle qu’ils ont déployée pour aider Israël. C’était avant le déblocage de l’aide américaine… Mais la rancœur n’a pas tout à fait disparu depuis. Alors que les infrastructures énergétiques croulent sous un tapis de bombes russes, les Ukrainiens ont eu l’impression d’être relégués au second rang quand ils ont vu les États-Unis, le Royaume-Uni et la France se précipiter pour intercepter les drones et les missiles lancés contre Israël. « En défendant Israël, le monde libre a démontré qu’une telle unité est non seulement possible, mais aussi efficace à 100 %. La même chose est possible pour protéger l’Ukraine. » Mais il existe une différence, de taille, entre les deux théâtres, c’est qu’Israël, contrairement à la Russie, ne brandit pas la menace nucléaire contre l’Occident… « Les vainqueurs sont les Russes et les Chinois, qui peuvent se réjouir de voir leurs adversaires occidentaux concentrer leur attention et leurs forces sur le Proche-Orient plutôt que sur l’Ukraine ou sur l’Indo-Pacifique », analyse Michel Duclos. Il redoute que l’Ukraine devienne « une victime collatérale des tensions grandissantes au Proche-Orient ». Comme si une guerre pouvait chasser ou ignorer l’autre…