L’Arabie saoudite intensifie son dialogue avec Téhéran et poursuit la normalisation avec Israël
Hélène Sallon, lemonde.fr
La détente entre l’Arabie saoudite et l’Iran, signée en mars sous l’égide de la Chine, manquait singulièrement de substance. La guerre entre Israël et le Hamas lui en redonne quelque peu. Face au risque d’embrasement régional, les deux rivaux renouent un dialogue, interrompu par six ans de rupture diplomatique. Quatre jours après le déclenchement de la guerre, le 11 octobre, le prince héritier saoudien Mohammed Ben Salman, dit « MBS », et le président iranien, Ebrahim Raïssi, se sont, pour la première fois, parlé au téléphone. Dimanche 12 novembre, M. Raïssi est attendu à Riyad pour une réunion d’urgence de l’Organisation de la coopération islamique.
L’Arabie saoudite, comme les Emirats arabes unis voisins, ne veut pas se laisser enfermer dans un face-à-face belliqueux entre l’Iran d’une part, Israël et les États-Unis d’autre part. Clé d’une désescalade, le dialogue avec Téhéran ne remet pas en cause la normalisation avec Israël ni leur inclusion dans une architecture de sécurité régionale sous parapluie américain. La République islamique ne veut pas d’une guerre non plus, malgré les attaques de ses affidés au sein de l’« axe de la résistance » à Israël. Riyad peut lui offrir une porte de sortie, en l’incluant dans une solution diplomatique.
L’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, a été une pilule difficile à avaler pour la couronne saoudienne. Le coup de force du mouvement palestinien, regardé avec défiance à Riyad, a, intentionnellement ou non, suspendu les négociations avec l’Etat hébreu et éloigné la perspective de garanties de sécurité américaines supplémentaires. Le royaume, déjà frustré que l’Iran n’ait pas revu ses ambitions expansionnistes, a perdu l’illusion d’une sécurité régionale à l’ombre de laquelle bâtir son développement économique.
Seul l’important dispositif militaire déployé par Washington lui garantit aujourd’hui, comme aux Emirats arabes unis, qui accueilleront la COP28 du 30 novembre au 12 décembre, de ne pas subir de nouveau des attaques des milices irakiennes et des rebelles houthistes yéménites.
Abou Dhabi et Doha, qui entretiennent de bonnes relations avec Téhéran, ont été les premiers à recevoir ses messages de désescalade. L’empressement avec lequel le Guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, a nié tout rôle de premier plan dans l’attaque du Hamas en était un autre. Les pays du Golfe ne se font aucune illusion sur le rôle déstabilisateur de l’Iran et les ambitions qu’il nourrit, mais le dialogue direct avec Téhéran reste la stratégie la plus sûre de réduction des tensions. « Contrairement aux Israéliens, les Golfiens ont compris que la confrontation n’est pas une solution. D’autant que les garanties de sécurité américaines ne sont plus les mêmes et qu’ils ont été choqués par la faiblesse d’Israël », analyse Fatiha Dazi-Héni, spécialiste du Golfe à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem).
Des intérêts menacés
L’attaque du 7 octobre a entamé le mythe d’invincibilité de l’Etat hébreu ; sa supériorité militaire et technologique a pesé bien peu face au Hamas. Elle a donné raison au chef du Hezbollah libanais, Hassan Nasrallah, qui juge Israël « aussi fragile qu’une toile d’araignée » et aux avertissements de l’ayatollah Khamenei de « ne pas parier sur le cheval perdant ». Sous-entendu : il ne peut y avoir d’architecture de sécurité régionale sans prendre en compte leurs intérêts. « Les Golfiens pensaient qu’Israël avait une autonomie stratégique, ils ont compris que, sans les Américains et leur armada, Israël n’était pas grand-chose », poursuit l’experte de l’Irsem.
Les puissances du Golfe doutent du soutien américain depuis le processus enclenché de désengagement du Moyen-Orient. Les efforts du président Joe Biden n’ont pas suffi à faire oublier le lâchage de l’administration Trump, qui n’est pas intervenue contre l’Iran après les attaques contre l’Arabie saoudite en 2019 et les Emirats en 2021.
Le soutien inconditionnel de Washington à Israël dans sa guerre à Gaza a encore creusé le fossé. « Les Golfiens ne sont pas prêts à se passer du parapluie sécuritaire américain, mais ils vont aller de l’avant dans leur politique de diversification des partenariats avec la Chine et les BRICS [Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud], qui ont une autonomie stratégique », poursuit Mme Dazi-Héni. Cette dynamique ravit l’Iran, qui appelle de ses vœux un « nouvel ordre mondial » multipolaire, débarrassé de l’hégémonie américaine.
« Il est important pour les Golfiens de maintenir l’engagement avec les Américains et la dynamique de normalisation avec Israël, mais la question palestinienne est désormais importante », précise Sanam Vakil, du centre de réflexion Chatham House. Le ministre de l’investissement saoudien, Khaled Al-Faleh, a confirmé, mercredi, que la normalisation reste sur la table, « conditionnée à une voie vers une résolution pacifique de la question palestinienne ». Face à l’Iran, qui s’est érigé en champion de la cause palestinienne par son soutien au Hamas, Riyad veut renouer avec son rôle traditionnel de garant des Palestiniens. Abou Dhabi reste plus en retrait pour préserver les acquis commerciaux et sécuritaires des accords d’Abraham qu’il a signés en 2020 avec Israël.
Leurs intérêts sont menacés par la perspective d’une guerre longue et dévastatrice, que promet Israël dans la bande de Gaza. L’urgence pour les Golfiens est d’imposer un cessez-le-feu, avant une relance du processus de paix. L’Iran, partie du problème, doit faire partie de la solution. Washington le leur concède : les canaux qui ont été ouverts à Oman pour négocier le dossier nucléaire iranien et la libération des otages américains avec Téhéran restent actifs, de façon informelle, pour discuter d’une désescalade et d’une issue à la guerre. La République islamique est ouverte à une solution diplomatique pour empêcher l’élimination du Hamas et préserver son « axe de résistance », un front de défense avancé qui assure sa survie contre les menaces des Américains et de leurs alliés dans la région.
« Le Hezbollah et l’Iran sont en train de négocier la suite. Les Iraniens sont très bons pour transformer des défis en opportunités », a souligné la journaliste libanaise Kim Ghattas dans une discussion organisée par l’Arab Gulf States Institute à Washington. Entre deux menaces contre Israël et l’Amérique, le chef de la diplomatie iranienne, Hossein Amir Abdollahian, se pose déjà en médiateur régional dans le dossier humanitaire ou dans celui des otages aux mains du Hamas. Pour Kim Ghattas, les ambitions de l’Iran vont au-delà. Dans l’optique où un processus de paix serait engagé à l’issue de la guerre, Téhéran veut être à la table des négociations et laver l’affront de la conférence de Madrid, en 1991, qui a débouché sur les accords d’Oslo deux ans plus tard, dont il avait été écarté.