L'apparition d'une nouvelle fracture entre l'Occident et le monde musulman sert aussi les intérêts nationaux des grands émergents.
Par Isabelle Lasserre - Le Figaro
Dans ce monde de désordre international où les règles s'écroulent les unes après les autres, chaque crise qui surgit creuse davantage la nouvelle division du monde entre la sphère occidentale organisée autour des États-Unis et de l'Europe, et le «Sud global» qui embrasse, de manière hétérogène, le reste de la planète. La guerre russe en Ukraine avait été le révélateur, puis un amplificateur de cette nouvelle organisation du monde, forcée par les «émergents» qui veulent chasser les puissances occidentales de leurs «zones» et y remplacer le modèle politique.
Jusqu’au 7 octobre, le conflit israélo-palestinien ne constituait pas une ligne de front dans le conflit de civilisation qui oppose les démocraties occidentales aux autocraties du « Sud global » et leurs partenaires, même les régimes arabes qui avaient pour la plupart abandonné depuis longtemps toute empathie ou intérêt pour la cause palestinienne. Il l’est désormais devenu, au même titre que la guerre entre Russes et Ukrainiens.
Depuis dix jours, le conflit au Proche-Orient sert de caisse de résonance au bloc anti-occidental, qui y voit une nouvelle opportunité de gagner des points sur la scène internationale. Et la carte du monde représentant les pays qui défendent l’attentat terroriste du Hamas ou refusent de le condamner, de l’Iran à la Russie en passant par la Chine ou les pays arabes, recouvre aux deux tiers celle de ceux qui défendaient l’agression russe ou refusaient de s’associer aux sanctions occidentales contre Moscou.
Les États-Unis, qui, eux aussi, avaient ignoré la question palestinienne depuis deux ans et demi, avaient misé sur une condamnation sans ambiguïté de l’attaque terroriste du Hamas par leurs partenaires arabes. Ils ont été déçus : seuls les Émirats arabes unis ont franchi le pas. Ailleurs, un courant de sympathie pour le Hamas – qui prône la destruction d’Israël et a commis des atrocités contre ses habitants – s’est répandu comme une traînée de poudre dans le monde musulman. Il a redoublé d’intensité depuis la frappe contre un hôpital à Gaza, que toutes les indications attribuent pourtant à la partie palestinienne.
Ailleurs dans le monde, Vladimir Poutine a affirmé que le siège de Gaza était équivalent au blocus de Leningrad par les nazis. L’Iran a menacé d’une action « préventive » contre Israël et l’ayatollah Khamenei a affirmé que les dirigeants israéliens devront être « jugés pour leurs crimes contre les Palestiniens ». Tous partagent un agenda collectif : l’opposition à l’« unipolarité » occidentale et la lutte contre « l’hégémonie américaine ».
La Chine, ravie de cette nouvelle « distraction »
Mais les grands émergents, dans ce dossier, défendent aussi leurs intérêts nationaux. Vladimir Poutine se frotte les mains : la nouvelle guerre au Proche-Orient chasse celle qu’il mène en Ukraine des réunions politiques et des médias. Elle lui fournit aussi l’occasion d’un activisme diplomatique auprès des dirigeants de la région, leur parlant à tous. L’Iran, directement engagé dans la crise en raison de son soutien direct au Hamas et au Hezbollah, qui sont ses obligés, y voit sans doute la possibilité d’accélérer la réalisation de ses objectifs : la consolidation d’un axe chiite, l’achèvement de son programme nucléaire, le développement de sa coopération avec la Russie. L’apparition d’une nouvelle fracture entre l’Occident et le monde musulman sert aussi les intérêts de la Chine, ravie de cette nouvelle « distraction » qui pourrait ralentir le pivot asiatique de Washington.
Partout, les pays émergents s’organisent. Après leur rencontre à Pékin dans le cadre du Forum des nouvelles routes de la soie, Vladimir Poutine et Xi Jinping ont rappelé les « liens cruciaux » et la « confiance » grandissante qui unissent la Chine et la Russie. La Turquie offre ses services de médiateur dans le conflit. Quant à Sergueï Lavrov, le chef de la diplomatie russe, il s’est rendu en Corée du Nord pour renforcer la coopération militaire entre Moscou et la dictature de Pyongyang. En face, la famille occidentale, qui tente de maintenir son avantage sur la scène internationale, serre elle aussi les rangs, mais derrière la démocratie israélienne, qui appartient au même camp civilisationnel et dont l’attaque abominable dont elle a été victime justifie, selon la Maison-Blanche, un nouvel engagement, au moins provisoire, au Proche-Orient. Les capitales européennes ont emboîté le pas aux États-Unis.
Pendant la visite qu’il a effectuée mercredi en Israël, Joe Biden a assuré son allié, qui non seulement a le droit mais aussi « le devoir » de se défendre contre un mouvement, le Hamas, qu’il juge « pire que l’organisation État islamique », de tout le soutien dont il aurait besoin. L’initiative a été interprétée comme un injuste engagement du camp américain auprès d’Israël par une rue arabe dont il n’est pas sûr qu’elle acceptera la responsabilité probable du Djihad islamique palestinien dans l’attaque de l’hôpital où ont péri de nombreux civils. Et contrairement à la guerre entre la Russie et l’Ukraine, le camp anti-occidental a réussi à exporter cette division du monde au sein des pays européens, où se multiplient attentats terroristes, manifestations et menaces contre les Juifs.