Alain Oudot de Dainville, amiral
L’amiral français analyse, dans une tribune au « Monde », la dimension maritime d’un conflit dont les fronts se multiplient, avec le retour naval en force des Américains au Proche-Orient et les attaques menées par les rebelles houthistes, soutenus par l’Iran, en mer Rouge.
Le Proche-Orient s’est embrasé le 7 octobre dans un déchaînement de haine, de violence et de terreur destructrices. Le mur ceinturant Gaza a cédé, comme en leur temps la muraille de Chine, la ligne Maginot ou la ligne Bar-Lev en octobre 1973 [pendant la guerre du Kippour].
Les forces occidentales tentent de contenir le conflit. Elles sont réduites à la défensive dans leurs vulnérables bases terrestres, comme en 1983 à Beyrouth [les attentats du Drakkar avaient coûté la vie à 58 parachutistes français], soumises à des attaques quotidiennes de drones et de missiles en Irak et en Syrie. L’aviation américaine, basée à Incirlik, en Turquie, est paralysée par les tensions avec le pays d’accueil.
Depuis le retrait d’Afghanistan, en 2021, les forces américaines donnaient l’impression de se désintéresser du Moyen-Orient. Le 7 octobre marque un retour en force par la mer. Historiquement, la marine américaine a toujours accompagné Israël pour prévenir les surprises. Cela n’a pas toujours plu aux Israéliens, à Suez en 1956, mais aussi en 1967, quand ils ont coulé le navire espion américain Liberty pour signaler qu’ils gardaient la maîtrise de l’action militaire. Depuis des années, des unités américaines sont présentes au sein de la Combined Task Force [« force opérationnelle combinée »] en raison de la piraterie et des attaques de navires de commerce israéliens par les Iraniens, en mer Rouge et dans le golfe Persique.
Les renforts navals sont déployés au nord et au sud. En Méditerranée, le porte-avions USS Gerald-Ford, ainsi que le sous-marin Ohio naviguent depuis le 10 octobre devant les eaux syriennes et libanaises pour conjurer les menaces, suivre la situation et appuyer le flanc oriental. Il s’agit aussi de prévenir une action de la marine russe, ce que relève le président Poutine quand il accuse les Etats-Unis d’enflammer le Moyen-Orient avec leurs porte-avions. Dans le golfe Persique, l’USS Dwight-Eisenhower fait face à l’Iran et à l’Irak. Des forces navales chinoises, françaises et britanniques sont sur zone.
Les rebelles houthistes du Yémen ont déclaré la guerre à Israël. Ils élargissent le conflit par des tirs de missiles et de drones vers Eilat, interceptés en mer Rouge par les destroyers américains, poussant Israël à déployer des corvettes lance-missiles dans le golfe d’Aqaba. Ils préviennent que leurs forces armées n’hésiteront pas à cibler tout navire israélien dans la mer Rouge, ceux qui s’en approchent et ceux qui débranchent leur système d’identification.
Depuis le 18 novembre, ils ont intercepté à proximité du Bab Al-Mandab [le détroit séparant Djibouti du Yémen] le cargo roulier Galaxy-Leader, avec les tactiques des gardiens de la révolution iraniens entraînés à attaquer les pétroliers israéliens, et ont frappé par drones le pétrolier Pacific-Zircon. Le 26 novembre, des individus se sont emparés du chimiquier Central-Park, avant d’en être délogés par l’USS Mason, attaqué en représailles par des missiles venant du Yémen. L’incident est « attribué » à des pirates somaliens disparus de la zone depuis plusieurs années et non détenteurs de missiles. Le 3 décembre, trois bateaux de commerce ont émis des signaux de détresse après des tirs de missiles et de drones houthistes qui furent abattus par l’USS Carney.
Même si l’Iran s’en défend, qui d’autre pourrait désigner les objectifs en mer aux forces armées de ce mouvement rebelle ? Depuis 2020, les forces iraniennes se livrent à des actions régulières contre la navigation commerciale israélienne, frappant une vingtaine d’unités par des armes dont ne semblent pas disposer les houthistes. S’en prendre à l’économie est un moyen sûr d’affaiblir l’adversaire, et la mer est l’espace de transit du commerce international.
Conséquences commerciales
Les conséquences commerciales ont été immédiates : le prix d’acheminement des conteneurs en provenance de Chine a augmenté de 9 % à 14 % vers le port israélien d’Ashdod, où le trafic est désorganisé par les retards et les incertitudes. Les équipes de sécurité embarquées sont renforcées. Les navires d’intérêts israéliens évitent le Bab Al-Mandab, dont la largeur de 27 kilomètres impose de naviguer sous menace houthiste. Pour ne pas prendre de risques, certains ont décidé de le contourner par le cap de Bonne-Espérance, au prix d’un retard de deux semaines, imités par d’autres compagnies sans lien avec Israël. Les primes d’assurance et les salaires des équipages augmentent. Les revenus du canal de Suez seraient affectés et les contrats à terme sur le pétrole augmentent.
Les coalitions internationales antipiraterie des Nations unies n’ont pas mandat pour intervenir dans une guerre. La France et le Royaume-Uni ont des unités militaires sur zone, soumises dans le détroit par la Convention internationale sur le droit de la mer au régime de libre passage inoffensif. Les Emirats arabes unis soutiennent au Yémen le Conseil de transition du Sud. Ils ont installé une base militaire dans l’île de Périm et transformé, plus au sud, l’île de Socotra en un centre émirati-israélien d’écoute de l’Iran. Les Yéménites, relayés par des chercheurs britanniques, profitent de l’audience de la COP28 pour tenter de les en déloger.
L’extension du conflit à Gaza redoutée sur terre est constatée en mer. Les flux commerciaux sont menacés par l’instabilité du Bab Al-Mandab, qui voit passer le quart du trafic mondial de conteneurs. Il est bien plus sensible qu’Ormuz, indispensable à l’Iran, que le porte-avions Eisenhower a franchi sans être inquiété. Les deux pays riverains ne contribuent pas à sa stabilité. Au Yémen, le Conseil de transition du Sud et le gouvernement légitime sont actuellement figés face aux rebelles houthistes en raison des négociations de paix. Les forces chinoises disposant de la base de Doraleh à Djibouti restent sur une prudente réserve. Six navires de guerre chinois de la 44e force opérationnelle d’escorte navale sont présents dans la zone sans se manifester. La marine israélienne redéploie ses unités.
Le Bab Al-Mandab est devenu le détroit de tous les dangers, incitant en vain le G7 à exhorter les rebelles de cesser de menacer la navigation internationale.
Le Monde