Liban : le Hezbollah, un Etat dans l’Etat frappé à la tête

Liban : le Hezbollah, un Etat dans l’Etat frappé à la tête
الخميس 3 أكتوبر, 2024

Décryptage / Le Parti de Dieu, puissant allié de l’Iran, qui en quatre décennies avait réussi à phagocyter l’Etat libanais, est décapité et décimé par le pilonnage d’Israël sur tout le pays.

Par Sara Daniel. Le Nouvel Obs.

Le Hezbollah est orphelin. Il a perdu son chef, sa boussole depuis trente-deux ans. Presque un an après avoir déclenché la « guerre de solidarité » avec Gaza contre Israël, Hassan Nasrallah a été tué dans le bombardement du quartier général du Parti de Dieu à Dahieh, au sud de Beyrouth. Après l’opération des bipeurs et des talkies-walkies, les 17 et 18 septembre, et la sidération qu’elle a provoquée, l’armée israélienne a infligé au parti aussi secret qu’un service de ­renseignement l’humiliation suprême : identifier la cachette de son dirigeant, qui vivait sous terre depuis la guerre du Liban de 2006, puis l’anéantir. Après la mort de Fouad Chokr, chef militaire du Hezbollah, et celle d’Ismaël Haniyeh, chef politique du Hamas, dans un des lieux les mieux gardés de Téhéran – une résidence sécurisée réservée aux vétérans des gardiens de la révolution –, le message, adressé aux Iraniens et à leurs auxiliaires régionaux, leurs « proxys », est clair : « Aucun ennemi ne peut nous échapper. Nous avons infiltré vos cercles les plus intimes et continuerons de le faire. »

Hachem Safieddine, probable successeur de Nasrallah – tandis que Naïm Qassem exerce l’intérim–, est aussi terne que le défunt chef était charismatique. Je l’ai croisé à Dahieh, lors d’un enterrement où il prononçait l’oraison funèbre de trois personnalités du Parti de Dieu et d’un enfant qui avaient perdu la vie dans l’explosion de bipeurs. Malgré son étonnant pedigree – cousin de Nasrallah et beau-père de la fille de Qassem Soleimani, le général iranien de la force Al-Qods tué par les Américains en Irak en janvier 2020 –, malgré sa filiation – il porte le turban noir des descendants du Prophète–, mes voisins m’avaient conseillé de ne pas lui prêter attention. « C’est un sous-fifre », avait balayé d’un revers de main un des vieux habitants du quartier, qui avait accompagné le Hezbollah dès ses origines.

Pour le Parti de Dieu, désormais privé de la quasi-entièreté de son état-major, la guerre engagée le 8 octobre 2023 sera-t-elle celle de trop? C’est en tout cas le premier revers majeur du « croissant chiite » depuis sa consolidation, après sa victoire en Syrie. Il suffisait pour s’en convaincre d’écouter le dernier discours du « Sayyed » Nasrallah, le 19 septembre, après l’explosion des bipeurs. Avec un abattement perceptible et inhabituel, le mollah avait reconnu que le coup porté était dur. Même le doigt vengeur avec lequel il avait l’habitude de menacer ses ennemis sioniste et américain n’avait plus la même pugnacité.

CODES IMPORTÉS D’IRAN
Pourtant, depuis sa création dans les jupes de la révolution iranienne de 1979, le Hezbollah était une success story de la terreur. Fondé en1982 sous l’égide du guide suprême Khomeini, à la suite de l’invasion du Liban par Israël, et prétexte à l’Iran pour s’implanter au pays du Cèdre au nom de la lutte contre l’envahisseur sioniste, le Parti de Dieu voit ses membres formés par les gardiens de la révolution et les mollahs. Les codes vestimentaires (le kamis noir) et politico-spirituels (le « gouvernement du docte » qui subordonne le politique au religieux) sont directement importés d’Iran.

En avril 1983, le Hezbollah détruit l’ambassade américaine à Beyrouth et tue 63 personnes, puis, en octobre, le QG des marines (241 morts) et l’immeuble du Drakkar (tuant 58 soldats français). Il enlève ensuite des journalistes occidentaux et des diplomates, dont le journaliste Jean-Paul Kauffmann et le sociologue Michel Seurat, qui mourra en captivité. Le Premier ministre Rafic Hariri est tué par une bombe en 2005, des hommes politiques et des journalistes libanais sont assassinés par le parti. Le Hezbollah est aidé par son allié syrien, qui lance ses troupes sur le Liban en 1990 et ne se retire qu’en 2005. Par crainte, par intérêt, ou pour ces deux raisons à la fois, les politiques libanais se couchent.

UN ARSENAL RENFORCÉ
Hassan Nasrallah, soldat de l’Iran, se substitue à un Etat défaillant qu’il f init de phagocyter et fait passer les intérêts de la République islamique iranienne avant ceux du Liban. Depuis la guerre de 2006, l’arsenal du Hezbollah s’est considérablement renforcé. Sous les yeux d’une armée libanaise impuissante, fort de ses dizaines de milliers d’hommes et de ses centaines de milliers de missiles, financé par l’Iran et le trafic de drogue, il participe au sauvetage du régime de Bachar al-Assad en Syrie, duplique ses milices en Irak, entraîne les Houthis au Yémen. Le Parti de Dieu est bien le premier vecteur de la colonisation iranienne dans la région.

C’est de Téhéran et du défunt général Qassem Soleimani que vient le concept de l’unité des fronts qui conduira aux frappes du 8 octobre 2023. Dès le lendemain des massacres perpétrés par le Hamas, le Hezbollah commence à pilonner le nord d’Israël, ce qui entraîne le déplacement de 60000 habitants de cette région qui n’ont jamais pu retourner chez eux. Mais le Parti de Dieu avait sous-estimé la puissance militaire de l’Etat hébreu, l’efficacité de ses services secrets – champions de la maîtrise des nouvelles technologies – et n’avait pas prévu que son protecteur, l’Iran, serait confronté à un dilemme. Paralysé par une crise économique sans précédent, menacé par une contestation de sa population depuis la mort de la jeune Mahsa Amini, pour un voile mal ajusté, il y a deux ans, et désireux de renouer des relations plus apaisées avec les Etats-Unis, Téhéran ne semble pas décidé à voler au secours de son « proxy ». Pour combien de temps? L’affaiblissement du Hezbollah porte un coup à la capacité de dissuasion iranienne face aux Occidentaux. Et l’on peut se demander si c’est sous la forme d’une surenchère nucléaire ou d’une attaque directe sur Israël que la République islamique pourrait revenir en force après l’élection américaine.

A moins que, comme le prophétise le chercheur Gilles Kepel, la décapitation du Hezbollah ne soit annonciatrice de la fin du régime iranien, comme la défaite en Afghanistan de l’URSS avait précédé sa dislocation… Le Liban en profitera-t-il pour tenter d’alléger la tutelle écrasante du Hezbollah sur sa vie politique, économique et démocratique? Ce pays affaibli à l’Etat défaillant aura du mal à forcer la milice chiite – seule à avoir refusé, à la fin de la dernière guerre du Liban, de rendre ses armes au nom de la « résistance » à Israël– à restituer son arsenal militaire sans le concours de la communauté internationale.