L’Inde dépense sans compter pour rattraper la Chine

L’Inde dépense sans compter pour rattraper la Chine
الخميس 14 سبتمبر, 2023

Le pays construit à toute vitesse pour que ses infrastructures cessent d’être un frein à l’essor de son économie

Jason Douglas et Vibhuti Agarwal - L'Opinion

Mumbai, capitale financière de l’Inde, est devenue un immense chantier. Sur les barrières qui tentent vaille que vaille de drainer le flux quotidien de la métropole, on peut lire : « Mumbai se refait une beauté ».

L’objectif de la route en cours de construction le long de la mer d’Arabie : désengorger une ville dans laquelle les trois voies se transforment souvent en cinq et où les klaxons hurlent. Le réseau de transport urbain est, lui aussi, en train d’être étoffé pour décharger des trains de banlieue surpeuplés. Des voies de fret ferroviaire reliant Mumbai à New Delhi devraient, de leur côté, réduire le temps nécessaire pour acheminer des biens d’une ville à l’autre. Pour parcourir les 1 400 kilomètres qui les séparent, il faut actuellement deux semaines. A terme, il ne faudra plus que quatorze heures.

Ces travaux témoignent de la volonté de l’Inde de se transformer pour empêcher des infrastructures vieillissantes et inefficaces d’entraver la croissance économique. Ces dernières années, l’Etat a dépensé sans compter pour régler le problème, une tendance encore amplifiée par le fait qu’en Occident, pouvoirs publics et entreprises sont de moins en moins enclins à dépendre de la Chine pour leur approvisionnement en produits manufacturés.

Il semble que ces efforts commencent à porter leurs fruits. Les immenses quantités d’argent déversées soutiennent l’économie indienne ; selon le Fonds monétaire international (FMI), les investissements et l’augmentation de la productivité seront les principaux moteurs de l’expansion indienne dans les années à venir. D’Apple à Foxconn, géant taïwanais de l’électronique, les entreprises étrangères ont plus que doublé leurs investissements ces dix dernières années — ils atteignaient environ 50 milliards de dollars en 2022.

Pour les économistes, l’Inde n’a pourtant toujours pas l’infrastructure dont elle aurait besoin pour s’assurer davantage de prospérité. En juin, un accident de train a fait plusieurs centaines de morts, preuve que la maintenance et la sécurité du réseau ferroviaire laissent toujours à désirer. L’Inde est particulièrement en retard sur la Chine, qui investit depuis des décennies des sommes colossales dans les infrastructures qui lui ont permis de devenir l’usine du monde.

« L’infrastructure indienne s’est-elle améliorée de façon tangible ? Tout à fait. Est-elle désormais à la hauteur des aspirations du pays ? Pas du tout, il faut encore faire des progrès », résume Arup Raha, responsable des économies asiatiques chez Oxford Economics.

Selon le ministère des Finances, l’Inde a budgété plus de 10 000 milliards de roupies d’investissements, soit environ 120 milliards de dollars, pour l’exercice qui se terminera à fin mars 2024, soit 37 % de plus qu’au cours de l’exercice précédent et plus de deux fois plus qu’en 2019.

L’Etat indien a dévoilé une liste de projets d’infrastructure s’étalant de 2019 à 2025. Enveloppe totale : un peu moins de 2 000 milliards de dollars. L’essentiel des fonds devrait être apporté par l’Etat et les collectivités locales, même si le gouvernement espère que le secteur privé financera environ 22 % de cette somme, selon Invest India, l’agence de promotion des investissements en Inde. Parmi les secteurs concernés figurent les routes, les voies ferrées, le développement urbain, le logement, l’énergie et l’irrigation.

La tâche est titanesque. D’après le ministère des Routes, du Transport et des Autoroutes, l’Inde comptait quelque 145 000 kilomètres d’autoroutes à fin mars, soit près de deux fois plus qu’il y a dix ans. Et, tous les mois, des milliers de kilomètres de nouveaux tronçons sont inaugurés.

Le pays compte aussi plus de voies ferrées que le RoyaumeUni et la France réunis, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Parmi les ambitieux méga-projets indiens igure une série de ports qui viendront ponctuer les côtes du pays. Des ponts et des tunnels connectent les provinces reculées et des parcs à énergie solaire poussent comme des champignons pour alimenter maisons et usines en électricité. Le métro a fait son apparition dans des dizaines de villes et de nouvelles lignes de train à grande vitesse relient les grandes villes.

« Nous sommes extrêmement attentifs au bon fonctionnement des chaînes logistiques », souligne Zarir N. Langrana, directeur exécutif de Tata Chemicals, géant mondial de la chimie et iliale du conglomérat Tata Group.

Les améliorations ne se limitent pas à la réfection des routes, ajoute-t-il. Les travaux portent aussi sur le stockage et l’infrastructure numérique qui permet aux poids lourds de passer rapidement les péages entre les diférents Etats indiens ; jusque-là, ils devaient remplir des documents papier et attendre que leurs cargaisons soient inspectées.

Même si, selon lui, les petits ports indiens ont encore besoin de rénovation, le pays devrait, à terme, être plus à même de gérer des volumes croissants d’échanges internationaux.

« Je ne pense pas que l’infrastructure dont nous disposions il y a cinq ou sept ans ait tenu le choc », poursuit-il.

Wes Burgess, directeur produits chez Cocona, une entreprise américaine qui fabrique du matériel de régulation de la température utilisé dans le secteur de l’habillement et du couchage, s’est rendu pour la première fois en Inde en 2020. Il cherchait des opportunités de diversiication de l’approvisionnement, alors essentiellement chinois.

Basée à Boulder, dans le Colorado, sa société a trouvé des partenaires industriels en Inde et des clients à Delhi et Bangalore ; l’immense marché indien devrait aussi lui fournir des débouchés et réduire son exposition à la Chine.

Wes Burgess est retourné à plusieurs reprises en Inde depuis ; il raconte qu’à chaque fois, il est impressionné par le nombre de chantiers. « Partout, on construit de nouvelles infrastructures », résume-t-il. Le train à grande vitesse qu’il a emprunté pour aller de Mumbai à Ahmedabad « vole, je ne vois pas d’autre mot », ajoute-t-il, soulignant que les aéroports indiens sont parmi les meilleurs qu’il a testés.

L’Inde revient pourtant de loin. Si l’argent coule à flots depuis quelques années, le sous-investissement avait été massif pendant des décennies. Voies ferrées hors d’âge, routes défoncées, approvisionnement aléatoire en électricité : pendant des années, l’Inde a été exclue des chaînes logistiques mondiales parce que ces dernières exigent des réseaux de production et d’expédition ultra-eicaces.

Bonne nouvelle : même si la demande dépasse encore parfois l’offre, la production mensuelle moyenne d’électricité était, à in août, supérieure de 42 % à ce qu’elle était il y a dix ans, selon des statistiques oicielles. Quand le mois d’août est sec, le pays consomme plus de charbon que prévu parce que les centrales électriques doivent alimenter les systèmes d’irrigation.

Les travaux sont aussi le résultat d’une révolution copernicienne dans la façon dont les projets sont imaginés, inancés et réalisés, expliquent économistes, spécialistes des infrastructures et chefs d’entreprise.

Il y a dix ans, profitant de prêts bon marché accordés par les banques publiques, les tentaculaires conglomérats locaux ont lancé de grands projets routiers et électriques chacun de leur côté. Mais, plombés par des batailles judiciaires liées à l’achat des terres des agriculteurs et des bras de fer politiques entre Etat central et collectivités locales, beaucoup de chantiers sont restés en plan. La corruption était générale, certains promoteurs se sont retrouvés à court d’argent, les créances douteuses se sont accumulées au bilan des banques.

« C’était globalement compliqué », soupire Saugata Bhattacharya, économiste en chef chez Axis Bank.

Aujourd’hui, l’Etat central à New Delhi et les collectivités locales comprennent mieux la nécessité de rénover l’infrastructure indienne, soulignent des économistes et des spécialistes des infrastructures. Les chantiers routiers, ferroviaires et électriques sont essentiellement inancés par l’Etat dans le cadre d’un programme qui regroupe près de 10 000 projets destinés à aider l’économie indienne à se rapprocher de la barre des 5 000 milliards de dollars d’ici 2025.

Les travaux ne débutent que quand les terrains nécessaires ont été achetés. Des sociétés spécialisées gèrent la conception, l’ingénierie et la réalisation et, dans le cas notamment de certaines routes, obtiennent une concession qui leur permet d’installer des péages et d’engranger des recettes. En règle générale, quand le projet est livré, elles revendent ces droits à des investisseurs locaux — et de plus en plus souvent internationaux —, ce qui leur permet de faire des bénéfices, de rembourser leurs prêts et de inancer de nouveaux projets.

Les efforts parfois contrariés de Mumbai pour se refaire une beauté témoignent de cette évolution.

La ville, qui compte 21 millions d’habitants, est bâtie sur sept îles [NDLR : aujourd’hui reliées par des terre-pleins]. Les gratte-ciels côtoient les bidonvilles et l’essentiel de l’infrastructure date de l’époque coloniale. Les Britanniques avaient alors bâti des routes et des voies ferrées sur l’axe nordsud — pour pouvoir atteindre le port —, mais quasiment rien sur l’axe est-ouest, un héritage qui complique aujourd’hui encore la circulation dans la ville.

Les projets ont longtemps été suspendus parce que le gouvernement local était hostile au parti du Premier ministre Narendra Modi, le Bharatiya Janata Party (BJP). La liaison fret avait par exemple été envisagée il y a dix ans, mais les travaux n’ont cessé de prendre du retard. La section qui relie Delhi au port de Mumbai devrait ouvrir en mars.

La route qui va vers la côte, elle, devrait être inaugurée l’année prochaine. Objectif : désengorger le traic et réduire le temps de trajet entre la banlieue et le quartier commerçant. Une nouvelle ligne de métro devrait ouvrir en décembre.

« Mumbai sera bientôt à la hauteur des villes étrangères » en termes de qualité des infrastructures, airme Deepak Thackley, 30 ans, qui gère une petite pâtisserie près d’un temple célèbre, dans une des artères les plus passantes de la ville.

Son activité proite d’ores et déjà de l’amélioration du réseau urbain, ajoute-t-il. A côté de son échoppe, un nouveau système permet de mieux drainer les eaux de pluie, donc d’éviter les inondations pendant la mousson, ce qui facilite les visites des croyants. Une station de métro a aussi ouvert près de la boutique, ce qui a divisé par deux son temps de trajet, qui prenait deux heures en train.

« Je peux rentrer plus tôt à la maison le soir et passer du temps avec ma famille, c’est chouette », sourit-il.