Ali Vaez est spécialiste de l'Iran au centre de réflexion International Crisis Group.
La patte de l'Iran se fait jour sur tous les points sensibles au Moyen-Orient. Quels buts recherche Téhéran ?
Deux objectifs présidaient à la création de ce réseau de partenaires et d'intermédiaires, cet “axe de résistance” face à Israël. Un, la protection du territoire national. Prenez la date de création du Hezbollah, en 1982 : l'Iran était alors en guerre avec l'Irak, et prenait conscience de sa « solitude » stratégique. Pour protéger son sol, il fallait donc créer une profondeur stratégique. Ce fut le but premier du Hezbollah, ainsi que des autres groupes créés ultérieurement. Deux, la projection de puissance et l'aptitude à être pris au sérieux en tant de puissance régionale.
Quel bilan dressez-vous pour Téhéran, après trois mois de guerre à Gaza ?
Il est plus que contrasté. Il y a le positif : le conflit a relancé la cause palestinienne dans le monde arabe. Pour une nation chiite qui se voit en porte-étendard de cette cause, c’est une victoire. L’image dégradée des États-Unis et de l’Occident, qui appliquent une politique deux poids, deux standards (entre l’Ukraine et Gaza), renforce ce gain d’image. Autre victoire, le processus de normalisation entre l’Arabie saoudite et Israël est enrayé. Mais il y a le négatif. Le 7 octobre a fait dérailler le processus de désescalade entre les États-Unis et l’Iran, qui devaient se voir à Mascate (Oman) le 18 octobre. Il y avait eu un échange de prisonniers ouvrant la voie à une libération des avoirs financiers gelés et à une reprise du dialogue nucléaire. Confronté à une crise interne de légitimité et à un vaste mécontentement économique, le régime chiite espérait redresser la barre. Cet horizon est évidemment bouché.
Le 7 octobre fut donc un choc pour les Iraniens ?
Oui, nous en avons la preuve. Le guide suprême s’est exprimé très rapidement, prenant ses distances avec le Hamas et affirmant que ceux qui y voient la main de l’Iran sousestiment les Palestiniens. Cela nous dit combien les Iraniens oscillent entre colère vis-à-vis d’un partenaire ayant agi sans prévenir et crainte des conséquences. Cette attaque surprise sape le dessein stratégique des Iraniens : créer quatre fronts simultanés face à Israël (Gaza, Liban, Golan, Cisjordanie). Nous avions vu un test grandeur nature de cette stratégie en avril 2023 lorsque des roquettes furent lancées contre le territoire israélien depuis ces quatre origines. Or, le Golan et la Cisjordanie ont été jugés « non préparés ». C’est pourquoi l’attaque du Hamas fut prématurée.
Pourquoi celui-ci est-il allé de l’avant ?
Le Hamas savait qu’Israël ne manquerait pas de surréagir, obligeant l’« axe de résistance » à intervenir. Il espérait que la riposte disproportionnée de Tsahal romprait le statu quo sur la question palestinienne et placerait l’Iran devant le fait accompli. Le Hamas est un cas intéressant, comparé aux autres groupes. Le Hezbollah est un allié fidèle de l’Iran, un peu comme deux États membres de l’Otan. Les houthistes ont tendance à dédaigner les conseils iraniens. Le Hamas est le seul à avoir connu une vraie rupture avec Téhéran, en 2012. Il s’était opposé au régime d’Assad en Syrie. Il y eut rabibochage avec Téhéran en 2014, mais le précédent nous éclaire : le Hamas est capable d’agir envers et contre les intérêts iraniens.
Qu’espère Téhéran au regard de la crise en cours ?
L’Iran a perdu en crédibilité et en pouvoir de dissuasion. Malgré ses moyens, il a manifesté une vraie retenue face aux actions israéliennes. La dissuasion est un jeu psychologique : il importe de faire croire à votre adversaire que vous allez vous servir de tous vos moyens. Or, chaque ligne rouge tracée par l’Iran a été allègrement bafouée. Un commandant des gardiens de la révolution a été tué par Israël en Syrie. Un dirigeant du Hamas a été assassiné à Beyrouth. Un dirigeant du groupe pro-iranien Hachd al-Chaabi a été tué à Bagdad. Un commandant du Hezbollah a été tué dans le sud du Liban. Des bombes ont explosé à Kerman. Or, la riposte de « l’axe de résistance » est imperceptible, ce qui va inciter Israël à poursuivre cette campagne d’assassinats ciblés. Ni l’Iran ni le Hezbollah n’affichent la moindre appétence pour une confrontation directe avec Israël et les États-Unis.
Cette confrontation vous paraît-elle possible ?
Que pourra faire l’Iran si Israël poursuit son offensive souterraine contre le réseau d’intermédiaires ? À Téhéran, les ultraconservateurs disent : « Nous sommes les grands perdants de la crise, nous exposons nos faiblesses. » Les modérés rétorquent que riposter graduellement serait faire un cadeau à Netanyahou, qui rêve d’étendre le conflit. Imaginons que la guerre s’étende au Liban. Le Hezbollah perdrait une partie de ses moyens et donc de sa capacité à allumer des contre-feux si le programme nucléaire iranien est directement visé. Ce qui est tout à fait crédible.
De quels leviers l’Iran dispose-t-il ?
Personne ne semble accorder suffisamment d’attention à ce point : si Israël continue de dégrader le potentiel de ces intermédiaires régionaux, l’Iran se verra bien obligé de compenser ce qu’il perd par la dissuasion nucléaire. Israël troquerait alors la menace « maîtrisable » qu’incarnent ces acteurs non étatiques par une autre bien plus sérieuse, celle d’un Iran équipé d’armes nucléaires.