Retransmission à la télévision d'un discours de Naïm Qassem, un des chefs du Hezbollah dans un café de Beyrouth, le 15 octobre, au Liban.
DÉCRYPTAGE - Décapitée par une série de frappes israéliennes, la milice chiite pro-iranienne a adapté sa structure de commandement militaire. Elle dispose toujours d’un arsenal important et reste solidement enracinée au Liban.
Par Georges Malbrunot, Le Figaro
Nos deux rencontres à Beyrouth ont été organisées selon le même rituel. Un intermédiaire a averti notre source du souhait de l’envoyé spécial du Figaro d’échanger avec ce cadre du Hezbollah, dont la dernière rencontre avec son chef assassiné par Israël, Hassan Nasrallah, remontait à un mois et demi. « Bien sûr que je n’utilise plus mon téléphone », dit-il au début du premier entretien, comme si c’était une évidence, après la mort de Nasrallah et les explosions simultanées des bipeurs qui ont neutralisé environ 2000 membres du « Parti de Dieu ». Depuis, la plupart de ses responsables sont inaccessibles, terrés dans des bunkers. Pendant trois heures, Ali (un prénom d’emprunt) va reconnaître la stupeur qui les a saisis, avant d’analyser les causes de leur échec et d’assurer que le Hezbollah est loin d’être anéanti.
« La dimension technologique est centrale », commence-t-il par explquer. Les nouveaux systèmes de surveillance utilisés par Israël lui ont permis d'avoir la cartographie du Hezbollah, de ses cadres; de savoir où ces derniers vivaient, où étaient leurs bureaux, avec qui ils prenaient un café, à quelle heure ils allaient faire du sport, et même s'ils avaient une maîtresse. » « Le Hezbollah ne vit pas sur une autre planète, ajoute- t-il. Il est dans le quartier de Dahiyeh, sur lequel Israël a orienté ses satellites espions, ses drones, et une fois que le renseignement technologique eut recueilli des infos sur telle ou telle cible, ils ont recruté le concierge du bâtiment où vivaient leurs cibles ou le gars chez qui elles buvaient leur café. Quant à Nasrallah, poursuit-il, certes, il ne sortait pas de sa cache, mais il voyait des gens qui, eux, sortent, ont des maisons, des maîtresses, ou qui aiment l'argent.
Personne au sein du Hezbollah ne se doutait d'un tel maillage par Israël, qui a tiré la leçon du semi-échec dans sa précédente guerre contre la milice chiite pro-iranienne en 2006. Lorsqu'il y eut les premiers assassinats ciblés de cadres du Hezbollah, en janvier, ordre a été donné de se séparer de ses téléphones portables. Mais ça n'a servi à rien, reconnaît Ali. Les Israéliens avaient la mémoire des comportements de ceux qu'ils voulaient éliminer. Il aurait fallu qu'ils changent radicalement de vie, mais c'était impossible. Hachem, une source proche de la milice chiite, décrypte le manque de vigilance sur les bipeurs et les talkies-walkies. «Les batteries des talkies-walkies, qu'ils avaient reçus en 2018, bien avant les bipeurs, étaient censées durer un mois, or au bout d'une semaine elles étaient vides. Personne ne s'est dit que c'était bizarre. De la même manière pour les bipeurs, leurs batteries au lithium ont duré moins longtemps que prévu, et, là encore, personne n'a pensé qu'une partie des batteries était remplie d'explosifs. Ils les avaient passées au scanner, mais c'était indétectable. »
Une enquête interne a été lancée en coordination avec une équipe des gardiens de la révolution iraniens. Outre l'interrogatoire de centaines de personnes soupçonnées de renseigner le Mossad, une des priorités a été de tirer la leçon d'un «approvisionnement catastrophique».
«Lorsque le Hezbollah a besoin de tel type de matériel, explique Hachem, il le fait savoir, puis une personne dans la périphérie du parti entame les achats. Mais cette personne maîtrise mal la technique. C'est un businessman qui achète au marché noir avant de se retrouver face à un interlocuteur dissimulé derrière une société bidon qui lui propose un discount. Au final, l'acheteur a l'impression d'avoir fait une bonne affaire, tout en protégeant le Hezbollah. »
Une faute symptomatique de la dérive d'une organisation qui a beaucoup grossi en vingt ans. «Une classe d'affairistes a alimenté un écosystème dans la périphérie du Hezbollah», regrette Hachem, qui pointe d'autres failles, liées à la croissance du mouvement : « La corruption, le train de vie de ses cadres, leur arrogance, ce sentiment de surpuissance leur a fait sous-estimer leur ennemi», regrette-t-il.
De nombreux chiites issus de la base sociale du Hezbollah critiquent désormais un parti qui, au lieu de les avoir protégés, a indirectement ruiné leur existence. «Ils nous ont ramenés quarante ans en arrière», fulmine Mohamad, un notable du sud du pays, où les destructions israéliennes sont très importantes. «Le Hezbollah doit revenir dans le giron de l'État. Il faut fermer leurs écoles, qu'ils n'infligent plus la burqa aux filles», ajoute-t-il, avant de dénoncer les agissements de ses cadres au quotidien sur le terrain. «Quand tu es avec eux, tu es le roi, tu reçois un salaire, mais en échange, tu dois exécuter leurs ordres, tu dois leur donner tel ou tel enfant. Mais si tu n'es pas avec eux, tu es mal vu. » Et puis revient ce reproche d'hubris fait à une organisation surarmée, qui combat Israël selon une sorte d'accord tacite que Benyamin Netanyahou a fait voler en éclats. «Il y a un mois et demi, environ, se rappelle Mohamad, un gars du parti s'est vanté devant moi qu'il allait bientôt occuper un chalet dans un kibboutz en Israël. Hassan Nasrallah les faisait rêver. »
Si la guerre en Syrie a permis au Hezbollah de renforcer ses capacités au combat entre 2012 et 2020, elle a aussi aggravé ses faiblesses. «Israël a recruté beaucoup d'opposants syriens réfugiés dans le sud du Liban. Ils sont farouchement contre le Hezbollah, qui les combattait chez eux pour sauver Bachar el-Assad », ajoute le notable, familier du terrain.
Par ailleurs, «le fait qu'Israël ait pu confirmer dès le lendemain que Nasrallah avait bien été tué signifie que le Mossad dispose de sources humaines non loin de lui», renchérit une source sécuritaire. En outre, la faillite des banques libanaises, qui a vu de nombreux financiers du Hezbollah perdre beaucoup d'argent alors que le Parti de Dieu couvrit les banquiers responsables de leurs déboires, a ouvert des brèches dans lesquelles l'espionnage israélien s'est engouffré.
Si la relation avec sa base sociale sera à reconstruire, à court terme, poursuit le notable du Sud-Liban, les chiites, même s'ils ont été maltraités par le Hezbollah, réagissent d'abord par confessionnalisme et font bloc en ces temps très difficiles où des centaines de milliers d'entre eux sont déplacés par les bombardements israéliens. Ce qui ne veut pas dire que leurs interrogations n'affleurent pas. L'une d'entre elles, fréquemment entendue, est la relation du Hezbollah avec son sponsor iranien.
« L'affaiblissement du Hezbollah devrait entraîner une reprise en main de la situation par l'Iran», anticipe un diplomate français, familier du Liban. Un avis confirmé par une source iranienne, généralement bien informée. «Les officiers iraniens vont combler le vide au sein de la branche militaire du Hezbollah, aujourd'hui affaiblie. Les jeunes qui vont prendre la relève ont besoin de conseils en stratégie militaire. La présence militaire iranienne devrait donc être plus importante. C'était déjà arrivé entre 1982 et 1987, aux premières années d'existence du Hezbollah», explique cette source iranienne. Ce qui contredirait l'objectif israélien de réduire l'empreinte de l'Iran auprès de ses alliés régionaux.
Soucieux d'afficher un certain degré d'autonomie, Ali nie tout passage du Hezbollah sous un contrôle renforcé de l'Iran. Nos amis à Téhéran ne donnent pas le la. La relation avec l'Iran remonte à 1982, elle se fonde sur un partage d'intérêts stratégiques. Reste qu'en l'absence d'un nouveau chef qu'on ne connaît pas encore aussi respecté que Hassan Nasrallah, la branche politique du Hezbollah devra probablement, elle aussi, composer avec son parrain iranien.
Signe que la relation n'est pas encore stabilisée avec Téhéran, les messages que la France fait passer à cette branche politique que Paris ne considère pas comme terroriste suscitent des propos ambigus ou contradictoires en réponse à sa demande d'arrêter de lier le combat à Israël à celui du Hamas à Gaza contre l'État hébreu, et donc de cessez-le-feu. Ces messages brouillés émanant du Hezbollah s'expliquent probablement par le fait que l'Iran continue de faire ce lien, alors qu'à l'image de son chef assassiné, le Hezbollah avait accepté le projet américano-français de cessez-le-feu tem- poraire de 21 jours, juste avant la liquidation de Hassan Nasrallah.
Une chose paraît sûre: «Il est illusoire de croire que le Hezbollah a été anéanti, assure le diplomate français. Il a subi des pertes importantes, notamment en termes de capacité balistique, mais il revendique encore 50000 combattants. Et si le Hezbollah est affaibli face à Israël, il n'est pas affaibli sur la scène politique libanaise», le parti gardant ses treize députés et une infrastructure sociale qui marque son enracinement auprès de plus d'un million de chiites. Sous-entendu: «Une recomposition de la scène politique libanaise qui, après la guerre, permettrait une sortie de crise institutionnelle et l'élection d'un président de la République ne pourra pas se faire sans le Hezbollah », avertit un ancien ministre libanais, qui connaît bien la milice chiite.
Ne croyant pas à sa disparition, les Libanais semblent avoir compris les avertissements lancés par le Hezbollah, comme celui que nous livre Ali. «Si, demain, la direction perdait le contrôle d'un mouvement qui a des moyens et des combattants aguerris, croyez-vous que le Hezbollah disparaîtrait dans la nature? Attendez-vous plutôt à voir apparaître des mouvements ultraradicaux.» En 2008, alors que les sunnites avaient voulu s'en prendre à leur réseau de télécommunications, les miliciens chiites les avaient soumis dans la rue, au terme de plusieurs jours de violences qui avaient rappelé les heures sombres de la guerre civile.
En attendant, et dans l'urgence, le Parti de Dieu a réussi à établir un nouveau système de commande et contrôle de son appareil militaire, ébranlé par l'élimination d'une douzaine de cadres d'une de ses unités d'élite, selon une enquête de l'agence Reuters.
Une relève existe au sein du Hezbollah, confirme l'ancien ministre libanais. « Nos cadres assassinés ont plus de 60 ans, constate Ali, qui les connaissait un par un. Certes, ils étaient expérimentés, mais c'étaient des préretraités qui ont derrière eux des gens plus jeunes, dotés d'une formation solide et d'une expérience du terrain, en Syrie et parfois au Yémen. Avec Nasrallah, la première génération du Hezbollah s'en est allée, mais une autre va prendre la relève. »
Aujourd'hui, se félicite Ali, nous ne sommes pas proches du point de rupture. « Les 150 à 200 roquettes tirées chaque jour sur la Galilée ainsi que nos attaques aux drones contre des installations militaires israéliennes le montrent, tandis que dans le sud du Liban la bataille terrestre ne fait que commencer,» depuis trois semaines que les soldats israéliens affrontent au sol les hommes du Hezbollah. L'attaque aux drones samedi contre la résidence de Benyamin Netanyahou est une autre preuve de la résilience de la milice.
Anwar, un habitant du sud joint au téléphone, raconte les affrontements sous ses yeux dans son village frontalier d'Israël, pris en tenaille entre Tsahal et le Hezbollah. «Les gars du Hezbollah sont invisibles, ils se cachent dans des vergers ou sous terre, et dès qu'on arrive dans un village, ils sortent de leurs planques avec leurs armes et nous disent qu'on n'a pas le droit d'être là, qu'il faut partir. On en voit un ou deux, puis ils repartent. »
Ils opèrent de manière décentralisée », comme une armée de guérilla, estime Rabha Saif Allam, du Centre d'études stratégiques du Caire. «L'hypothèse selon laquelle frapper ses dirigeants et ses communications paralyserait le mouvement est erronée», assure-t-elle. Il y a une semaine, quatre soldats israéliens ont été tués dans une attaque « complexe » aux drones contre une base militaire près de Haïfa, le plus lourd bilan d'une frappe de la milice chiite en Israël depuis plusieurs mois. Pourtant, ajoute Anwar, «le Hezbollah subit de nombreuses pertes. Il n'en parle pas, mais beaucoup de ses combattants ont été tués dans les tunnels. Mais les Israéliens aussi perdent des hommes. Combien de temps les miliciens pourront-ils résister à l'offensive israélienne?» « À terme, leur affaiblissement dépendra de leurs capacités à se réapprovisionner en missiles, estime le général Alain Pellegrini, ancien patron de la Finul (Force des Nations unies), qui rencontra Hassan Nasrallah. C'est pourquoi Israël frappe égale-ment en Syrie pour couper ses routes d'approvisionnement. »
Tout en se disant prêt à cesser le feu, le Hezbollah se prépare à une guerre longue, misant sur un enlise- ment israélien. Jeudi, un de ses chefs, Naïm Qassem, a affirmé que le combat était entré dans une nouvelle étape. Ses miliciens n'ont pas encore utilisé leurs missiles guidés de plus longue portée, qui requièrent un aval iranien. «Ne nous enterrez pas trop tôt », conclut Ali.