Par Nicolas Baverez, Le Point
Rompant avec la réserve observée depuis l'attaque lancée par le Hamas le 7 octobre, l'Iran a multiplié dans les dernières semaines les frappes directes sur le Kurdistan irakien, la Syrie et même le Pakistan - puissance nucléaire avec laquelle il est censé être en bons termes. Dans le même temps, le Hezbollah a intensifié ses tirs sur Israël depuis le nord du Liban tandis que les milices chiites harcelaient les bases américaines d'Irak, de Syrie et de Jordanie. Surtout, les houthis du Yémen ont lancé plusieurs vagues de missiles sur Israël, qui ont été interceptés par la flotte américaine. Ils ont aussi conduit une trentaine d'attaques via des missiles et des drones contre des navires en mer Rouge appartenant à une cinquantaine de pays.
La menace pesant sur le détroit de Bab al-Mandab, par lequel transite 12% du trafic maritime mondial, dont 40% du commerce entre l'Asie et l'Europe, est stratégique. Elle a obligé les armateurs à réorienter leurs navires vers le cap de Bonne-Espérance, ce qui se traduit par une explosion des délais et des tarifs du fret maritime, dont l'industrie européenne est la première victime. Face à cette remise en cause de la liberté de navigation, les États-Unis ont pris la tête d'une coalition internationale, dite Prosperity Guardian, pour assurer la sécurité du trafic maritime en mer Rouge et effectuer, en coordination avec le Royaume-Uni, plusieurs frappes sur les sites de missiles des houthis.
L'Iran entend avant tout riposter aux exécutions de dirigeants du Hamas et des gardiens de la Révolution menées au Liban et en Syrie par l'armée de l'air israélienne, à l'attentat de L'Etat islamique à Kerman, qui fit plus de 100 morts, ainsi qu'au retour des États-Unis au Moyen-Orient, notamment avec le déploiement de porte-avions en Méditerranée et dans le golfe d'Aden. Pourautant, sa stratégie demeure pour l'heure de se renforcer au Moyen-Orient, en capitalisant sur l'«axe de la résistance», sans s'engager dans un affrontement direct avec Israël et les États-Unis.
Téhéran est en effet l'un des principaux bénéficiaires des guerres d'Ukraine et de Gaza. Le régime des mollahs a brisé son isolement international, grâce au rapprochement avec la Russie, la Chine et le Sud global, acté par l'admission de la République islamique parmi les Brics. Il s'affirme comme le leader de l'«axe de la résistance» face à Israël, gagnant le soutien de la rue arabe, mais aussi des larges fractions de l'opinion mondiale qui ont basculé dans un antisémitisme assumé. Il a retrouvé des marges de mancœuvre financières grâce au contournement des sanctions internationales, qu'il s'agisse des exportations de pétrole et de gaz, qui ont quadruplé depuis 2020, ou des ventes de missiles et de drones à la Russie. Il a fait, avec le Hamas, le Hezbollah et les houthis, la démonstration de l'efficacité redoutable de l'alliance entre milices et missiles, qui assure la cohésion de l'empire chiite s'étendant du Liban à l'Afghanistan tout en constituant la défense avancée de la République islamique. Enfin, il a accéléré son programme nucléaire, s'imposant progressivement comme un pays du seuil avec des stocks d'uranium enrichi à 90% lui permettant de fabriquer trois bombes en quelques jours, tout en se gardant de le franchir.
La priorité de l'Iran demeure plus que jamais la survie du régime des mollahs. Il va devoir faire face à la succession du guide suprême, Ali Khamenei, âgé de 84 ans et gravement malade, sur fond d'une rupture totale avec l'immense majorité des 87 millions d'Iraniens et d'une crise économique endémique, marquée par la paupérisation de la population. Elle vit à 70% en dessous du seuil de pauvreté avec un revenu par tête limité à 4 000 dollars, un chômage supérieur à 20% et une inflation de 47% par an. Le régime n'a ainsi cessé de se durcir, lançant une répression sauvage contre le mouvement de protestation Femmes, vie, liberté, provoqué par le meurtre de Mahsa Amini, le 16 septembre 2022, par la police des mœurs. Il ne dispose plus d'aucune légitimité et ne tient que par la terreur qu'exerce le corps des gardiens de la Révolution, qui contrôle par ailleurs le tiers de l'économie.
D'où l'importance pour Téhéran de sanctuariser la République islamique et son empire par son programme nucléaire et balistique à l'intérieur, par les milices chiites qu'il finance et qu'il arme à l'extérieur. Mais il accroît par là même les coûts de la surexpansion impériale, les dépenses publiques étant prioritairement affectées aux forces de sécurité, à l'industrie d'armement et aux institutions religieuses. Il augmente considérablement les risques d'escalade au Moyen-Orient, notamment en cas d'affrontement direct entre Israël et le Hezbollah, qui, contrairement au Hamas sunnite, est pleinement intégré au système de pouvoir de la République islamique. Il provoque un réengagement stratégique des Etats-Unis qui pourrait contrecarrer les ambitions iraniennes si l'issue de la guerre de Gaza débouchait sur un rapprochement d'Israël avec les pays arabes modérés, Arabie saoudite, Égypte et Jordanie.
Il reste à l'Occident, et en particulier aux Européens, à prendre la mesure des effets dévastateurs de la libération et de l'escalade de la violence que portent la République islamique et les milices chiites et à se donner les moyens d'une véritable dissuasion pour les contenir.